
Courte mais intense carrière que celle de Luigi Bazzoni qui, en une dizaine d’années et une poignée de films, révèle un indéniable talent de réalisateur. On retient le western spaghetti L’Homme, l’orgueil et la vengeance en 1967, le brillant giallo Journée noire pour un Bélier en 1971, mais aussi Le Orme en 1975, son dernier film de fiction (avant le documentaire Roma imago urbis en 1994). Un étrange thriller paranoïaque qui suit la trajectoire heurtée d’Alice, traductrice à Rome, dont le quotidien bien réglé se détraque brusquement. Alors qu’elle pense débuter sa semaine de travail normalement, elle se rend rapidement compte au contact de son entourage que les deux jours précédents manquent à l’appel de sa mémoire. Une amnésie troublante qu’elle met en parallèle avec une carte postale déchirée représentant un luxueux hôtel sur une île au large de la Turquie, lieu qui lui semble inconnu et qui pourrait bien être être la clé du mystère. De ce pitch au potentiel évident, adapté du roman Las Huellas avec la contribution de l’auteur Mario Fanelli, Luigi Bazzoni bâtit un récit au suspense hitchcockien, jouant sur la perte de repères et le questionnement de l’identité de son héroïne. Le scénario prend les atours d’un vaste jeu de piste voyant Alice remonter la fil de sa mémoire, telle une pelote qu’on déroulerait progressivement, s’accrochant progressivement à un passé qui lui échappe, au grès de ses rencontres avec des personnages énigmatiques, comme cette étrange fillette semblant la connaître tout en la nommant Nicole. C’est un vrai labyrinthe mental que propose le film, une enquête sur le passé qui s’accompagne de singulières visions qui assaillent l’héroïne : des scènes à première vue hors-contexte, figurant des astronautes errant sur la Lune. Ces passages complétement décalés et signifiant un potentiel basculement vers le fantastique, semblent tout droit sortir d’un film de science-fiction, revenant en boucle à l’esprit de la jeune femme, dont on ignore le degré de réalité et surtout, s’il s’agit d’une menace ou d’un souvenir (et dans lesquels apparait sans prévenir l’incroyable trogne de Klaus Kinski). Baignant dans une atmosphère étrange et marquée par les faux-semblants, Le Orme (les traces en italien) est une quête de vérité partant d’un environnement romain ultraréaliste et géométrique dans sa première partie, pour glisser progressivement vers la fantasmagorie et l’onirisme quand Alice met le pied sur l’île de Garma (Alice au pays des Merveilles est évidemment convoqué).


Dédales
Cette quête personnelle est mise en scène par un Luigi Bazzoni particulièrement inspiré. Le film est une petite merveille esthétique, à l’inspiration et à la facture technique remarquables et particulièrement modernes. Le réalisateur porte un soin méticuleux à ses cadres et vise à les rendre toujours signifiants, exploitant à merveille l’architecture et les décors, qui enferment le personnage d’Alice, incarnée par la troublante et magnétique Florinda Bolkan (Le Venin de la peur, La Longue nuit de l’exorcisme). Cet aspect visuel somptueux, on le doit aussi évidemment aux images soigneusement éclairées par l’inestimable Vittorio Storaro, directeur de la photographie d’innombrables chefs d’œuvres comme L’Oiseau au plumage de Cristal de Dario Argento, Le Dernier Tango à Paris et 1900 de Bernardo Bertolucci ou encore Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Sans oublier la très belle et émouvante musique de Nicola Piovani. L’écriture quant à elle, si elle ne tient pas ses promesses jusqu’au bout, tentant d’apporter un début d’explication assez peu convaincant au cheminement de son héroïne dans son dernier acte, prend soin cependant de laisser suffisamment de zones d’ombre et d’interrogations, et on lui en sait gré. Le Orme est un film qui mérite qu’on se perde dans son dédale, un labyrinthe mental dans lequel il faut accepter de glisser, on ne parle pas ici d’un chef d’œuvre, mais d’une proposition suffisamment intrigante et soignée pour qu’on en arrive à regretter que le Luigi Bazzoni n’ait pas prolongé un peu plus sa carrière derrière la caméra…
LE ORME. De Luigi Bazzoni (Italie – 1975).
Genre : Thriller. Scénario : Luigi Bazzoni et Mario Fanelli d’après son roman Las Huellas. Interprétation : Florinda Bolkan, Peter McEnery, Nicoletta Elmi, Klaus Kinski, Ida Galli, Esmeralda Ruspoli, Evelyn Stewart… Musique : Nicola Piovani. Durée : 96 minutes. Disponible en Blu-ray chez Le Chat qui Fume (décembre 2022).
LE BLU-RAY DU CHAT QUI FUME. C’est une copie absolument somptueuse extraite d’un nouveau master que l’éditeur nous propose pour enfin poser les yeux sur Le Orme, jusqu’alors inédit en France. Le travail de restauration est tel que le film n’accuse pas son âge et paraît avoir été réalisé récemment. Tous les parti-pris esthétiques s’y trouvent décuplés et on peut affirmer que les conditions sont idéales pour le découvrir. Côté interactivité, une interview d’Ida Galli, célèbre comédienne du cinéma italien qui joue ici un second rôle, évoque avec beaucoup d’émotion et de nostalgie son expérience sur le film (12′). Le deuxième supplément est de taille : il s’agit d’un long entretien d’1h15 avec rien moins que Vittorio Storaro, qui éclaire sur sa participation et son travail sur ce film à proprement parler, mais aussi et surtout, évoque sa longue et riche carrière avec nombre de détails foisonnants. Passionnant et totalement indispensable.

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