Réalisateur prolifique à partir des années 50, à la tête d’une carrière comptant des films jusqu’au début des années 2000, Teruo Ishii a œuvré dans tout ce que le cinéma d’exploitation japonais a pu proposer durant un demi-siècle. Solide artisan ayant tourné principalement pour les grands studios Tōhō, Shintōhō, Toei, on lui doit d’innombrables films s’inscrivant dans à peu près tous les genres passant à sa portée, Femmes criminelles, Orgies sadiques de l’ère Edo ou encore L’Enfer des tortures et quelques unes des grandes saga Yakuza comme Abashiri bangaishi/prison, qui compte pas moins de 18 films et dont Ishii réalisa dix opus. A la fin des années 60, le cinéaste, lié à ses interminables séries cinématographiques, se voit offrir l’opportunité de réaliser un film avec plus de liberté. Une récompense pour bons et loyaux services qui donnera lieu à L’Effroyable Docteur Hijikata qui sort en 1969.

Véritable œuvre d’exploitation multiple, qui prend sa racine dans les écrits du romancier Edogawa Ranpo, L’Effroyable Doctieur Hijikata est un maelstrom d’images saisissantes, de grandes scènes d’esthétique baroque, associés à des moments plus classiques mais pas moi aboutis formellement. Le récit en lui-même, bien que relativement linéaire, est morcelé dans son approche des genres et des formes. On y suit Hirosuke Hitomi, étudiant en médecine, souffrant d’amnésie, qui s’échappe de l’hôpital psychiatrique dans lequel il était interné. Accusé du meurtre d’une jeune femme, il découvre qu’un homme mort récemment, Genzaburô Komoda, est son parfait sosie. Hirosuke décide de prendre son identité et s’insinue au sein de sa famille, pour enquêter sur ses origines. Des indices le mènent jusqu’à une île où règne en maître un scientifique fou et dangereux, Jogoro, qui transforme les hommes en créatures monstrueuses, et les femmes en esclaves… On le voit avec ce résumé, le film de Teruo Ishii passe allègrement du récit d’enquête, au sein d’une maisonnée aux personnages plus mystérieux et suspects les uns que les autres, à une seconde partie sur l’île totalement décomplexée, visitant des personnages freaks, dans une espère de variation de L’Île du Docteur Moreau totalement hallucinée et en roue libre. C’est cette grande liberté dans la variation des ambiances et des tons qui offrent tout le sel de L’Effroyable Docteur Hijikata. Teruo Ishii est un formaliste très inspiré et ses cadres, autant que ses tentatives graphiques, bien aidées par les éclairages et les teintes colorées du directeur de la photographie Shigeru Akatsuka, font du film une curiosité esthétique autant qu’un écrin formel jubilatoire. En témoignent ces envolées à la fois musicales et dansées, dispensées par ces personnages « malformés » interprétés par une troupe de danse de Butoh, menée par Tatsumi Hijikata, qui incarne d’ailleurs le plus étrange des protagonistes du film, dont les postures, mouvements et expressions évoquent la désarticulation des représentations des spectres japonais, à commencer par Sadako (Ring, Hideo Nakata), autant que la danse contemporaine.

Le film dégage une forme de folie furieuse et contagieuse, et ce, dès sa scène d’introduction, véritable cauchemar qui condense en quelques minutes tout le projet du film : l’enfermement, la perversion, la manipulation et la violence. Une séquence hallucinée qui se déploie sur la base d’une perte de repères totale du personnage principal, coincé dans une cellule avec des femmes harpies, une entrée en matière au sein de laquelle Teruo Ishii affirme toute sa science du cadre et des envolées surréalistes.

L’Effroyable Docteur Hijikata est un film d’enquête à la coloration fantastique, porté par des moments intenses de poésie et de décalage avec le réel, qui ne sont pas sans évoquer par instants le cinéma poétique d’Alejandro Jodorowsky. C’est aussi un parfait film d’horreur qui assume ses penchants pour l’érotisme et la perversion (les actes incestueux y sont évoqués sans ambages), puisqu’il est affilié au genre « ero guro » (érotique/gore), et considéré comme un précurseur du style « pinky violent ». Maniant les genres avec une habileté et un culot qui interpellent, le film de Teruo Ishii s’achève même dans un grand élan de romantisme. On est en présence d’une véritable découverte, un film invisible depuis quasiment sa réalisation qui magnifie à l’écran ses idées audacieuses et pas moins sulfureuses, qui fait de la filmographie du réalisateur un espace à défricher de toute urgence pour les amateurs de bizarreries pelliculées.

Note : 4.5 sur 5.

L’EFFROYABLE DOCTEUR HIJIKATA (Kyôfu kikei ningen : Edogawa Rampo zenshû). De Teruo Ishii (Japon – 1969).
Genre : Horreur. Scénario : Teruo Ishii, Masahiro Kakefuda d’après Edogawa Ranpo. Photographie : Shigeru Akatsuka. Interprétation : Teruo Yoshida, Yukie Kagawa, Teruko Yumi, Mitsuko Aoi… Musique : Hajime Kaburagi. Durée : 99 minutes. Disponible en Blu-ray chez Le Chat qui Fume (1er octobre 2023).

Le Blu-ray du CHAT QUI FUME. Même si elle ne gomme pas toutes les imperfections de l’image, cette édition du Chat qui fume donne clairement à voir une copie qui assure sur à peu près tous les plans : belle définition, contrastes bien définis, y compris dans les scènes les plus sombres et/ou dotés de filtres colorés, image globalement stable. Côté son aussi, ce n’est pas la perfection, avec quelques pertes d’intensité par instants sur la piste japonais en DTS-HD MA 2.0, mais rien de problématique.
Au côté de la bande-annonce d’époque du film, on trouve un bonus (25′) dans lequel Julien Sévéon, journaliste spécialisé dans le cinéma asiatique à Mad Movies notamment, évoque le réalisateur, et les caractéristiques de sa carrière, les comédiens et les grandes audaces de ce film halluciné qui ne ressemble à aucun autre.

4 réponses à « [Be Kind Rewind] L’EFFROYABLE DOCTEUR HIJIKATA de Teruo Ishii (1969) »

  1. Merci de m’avoir donné l’impulsion via Insta, des mois qu’il était sur la pile des coming next sans que je trouve le bon moment… J’ai adoré cet OVNI

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    1. Quel film de dinguo !!!

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  2. Je ne me remets toujours pas de certaines audaces visuelles ! Le cinéma de Teruo Ishii est un continent à explorer d’urgence.

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    1. 100% d’accord avec toi !

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