[Critique] GERMAN ANGST de Jörg Buttgereit, Andreas Marschall et Michal Kosakowski
German Underground


Les genres du fantastique et de l’horreur, de part le réservoir d’inspirations visuelles et thématiques qu’ils constituent, se sont souvent prêtés de manière qualitative à l’exercice périlleux de l’anthologie, en témoignent les indéniables réussites que sont Dead of the night (aka Au cœur de la nuit, 1945) réunissant les réalisateurs Alberto Cavalcanti, Charles Crichton, Basil Dearden et Robert Hamer ou encore le mythique Creepshow, déclaration d’amour aux comic books horrifiques de la maison d’édition Entertainment Comics, réalisé par George Romero et scénarisé par Stephen King. Néanmoins, si de bonnes intentions peuvent d’avérer prometteuses en terme de synopsis, la réalité sur pellicule peut se révéler toute autre. En ce sens, les anthologies horrifiques n’échappent pas aux principaux écueils menaçant le format du film à sketchs ou à épisodes, notamment celui de l’inégalité entre les segments. L’un des derniers exemples en date, The Theatre Bizarre (2012), s’était révélé particulièrement symptomatique de cette problématique. Si le postulat de base – rendre hommage à la tradition du Grand Guignol – apparaissait comme une idée excellente, permettant d’invoquer les dimensions du grotesque et de l’étrange chères au cinéma d’horreur, cette anthologie composée de sept segments se trouvait handicapée par sa lourdeur due à ce même nombre trop élevé de propositions audiovisuelles et souffrait par conséquent d’un trop-plein d’hétérogénéité, quand bien même certains épisodes sortaient du lot, notamment l’éprouvant Vision stains de Karim Hussain (Subconscious Cruelty, 2000, Ascension, 2002) ou encore l’atmosphérique et poétique The accident de Douglas Buck (Family Portraits, 2006). Réalisée en 2015 et précédée d’une flatteuse réputation acquise lors de sa projection dans divers festivals dédiés au genre, l’anthologie allemande German Angst place ses trois segments sous l’angle du cinéma extrême et transgressif. Le fait que celle-ci émane des terres germaniques n’a par ailleurs rien de surprenant, le pays de Goethe ayant donné ses lettres de noblesse à un certain cinéma trash et underground, que nous songions à la vague du splatter allemand avec comme figures-phares Andreas Schnaas (la quadrilogie des Violent Shit) et Olaf Ittenbach (notamment Black Past en 1989, The Burning Moon en 1992 et Premutos en 1997) ou encore aux travaux uniques de Jörg Buttgereit (sur lequel nous reviendrons) qui signe à travers sa participation à German Angst son retour tant attendu au sein du cinéma déviant, suite à près de vingt ans d’inactivité, tout du moins dans ce domaine précis.

Actuellement, le cinéma underground allemand se trouve notamment incarné par un réalisateur dont le talent n’est plus à prouver : Marian Dora (Cannibal, 2006, Melancholie der Engel, 2009, Carcinoma, 2014). Créateur d’une œuvre et d’un style unique en son genre au sein du paysage cinématographique extrême, dans lequel se mêlent onirisme macabre hérité de Jörg Buttgereit, réalisme graphique et impulsions mystiques et métaphysiques, Marian Dora dispose d’une place à part au sein du cinéma underground, univers par ailleurs déroutant, par son caractère mouvant et pluriel. German Angst ne constitue par ailleurs pas le premier essai d’anthologie dédié aux propositions cinématographiques subversives puisque deux ans plus tôt avait été réalisé The Profane Exhibit (2013), un film à sketches évoquant lui aussi le cinéma des marges, réunissant d’importantes figures de l’underground dont le réalisateur russe Andrei Iskanov (Nails, 2003, Visions of suffering, 2006, Philosophy of a knife, 2008) mais également d’autres metteurs en scène confirmés tels que Rugero Deodato (Cannibal Holocaust, 1980) ou encore Mojica Marins aka Coffin Joe, (A minuit je posséderais son âme, 1964). Néanmoins, l’anthologie, présentée sous une forme non-aboutie lors de son passage dans plusieurs festivals avait essuyé un rejet critique stupéfiant. Marian Dora s’était par ailleurs vu refuser l’intégration de son court-métrage au sein de The Profane Exhibit, en raison du réalisme des extrémités montrées à l’écran (ce qui constitue véritablement un comble pour une anthologie précisément consacrée à ce versant cinématographique). German Angst constitue ainsi une seconde incursion du film d’anthologie sur le terrain audacieux d’un cinéma hors-normes, au travers d’un ensemble homogène de trois segments unis par des thématiques communes (Eros et Thanatos en guise de points névralgiques) et une unité de lieu unique (Berlin) réalisés de plus par des réalisateurs aussi talentueux que distingués les uns des autres par des approches cinématographiques singulières : Jörg Buttgereit, Andreas Marschall et Michal Kosakowski. Il convient de saluer l’éditeur Rimini Editions, ce dernier venant tout juste de sortir un dvd d’excellente facture de German Angst, même si ce dernier se révèle famélique concernant d’éventuels suppléments, d’autant que le Blu-ray allemand de l’éditeur Pierrot Le Fou incluait en bonus le commentaire audio des réalisateurs.
La soumission du cochon d’Inde
Le nom de Jörg Buttgereit résonne comme un air de légende au sein de l’underground allemand, tant son exemplaire et courte filmographie s’est imposée comme une heureuse anomalie, en se dégageant de manière nette de la vague du splatter, par le biais d’une approche expérimentale et intimiste de l’obsession centrale du réalisateur : la mort. Qu’elle soit envisagée sous le signe d’un romantisme macabre exacerbé dans le diptyque Nekromantik (1987) et Nekromantik II (1991), abordant la question délicate de la nécrophilie, ou bien d’un point de vu glacial et documentaire (dans une veine très proche du cinéma de Michael Hanneke) dans Der Todesking (1989), qui se penche sur le suicide au travers de sept segments, ce sujet traverse l’œuvre du réalisateur allemand jusqu’à la contaminer de toute part, y compris esthétiquement, si l’on en juge par les sublimes instantanés de poésie morbide qui s’en échappent. Néanmoins, si la radicalité buttgerienne, s’incarne belle et bien dans la mise en scène de ces tableaux macabres, souvent caractérisés par une mise en exergue in fine du détail-choc, elle est à chercher en outre dans les réelles questions de fond abordées par ces films, telles que notre rapport à la mort ou à l’enfermement dans une société en voie de putréfaction. Jörg Buttgereit, dans son quatrième et brillant long-métrage, Schramm, revisitait de manière révolutionnaire le psycho-killer movie, en faisant de son personnage principal, un chauffeur de taxi serial-killer, un être touchant autant que pathétique, très proche de nous, pris en étau au sein d’un univers urbain asphyxiant, entre ses fantasmes et ses pulsions.

Schramm amorça pour Jörg Buttgereit une longue période hors des plateaux, durant laquelle il se consacra à la réalisation de documentaire, de vidéo-clips et à la création d’effets-spéciaux. Son retour au cinéma extrême dans le cadre du premier segment de German Angst, Final Girl, constituait dans ce contexte rien de moins qu’un événement en soi. Si Jörg Buttgereit jouit, peut être pour la première fois de sa carrière, d’un budget particulièrement confortable en regard de ses productions des années 1990, au vu de la qualité visuelle de ce premier épisode, force est de constater que son identité cinématographique ne s’est en rien estompée. Ce premier segment met en scène une jeune fille qui, ayant acquise une connaissance experte des cochons d’Inde et de l’anatomie humaine, entreprend de se venger de son père de bien atroce manière, après que celui-ci ait égorgé sa mère dans un accès de folie suite à une dispute. Les premières minutes placent d’emblée le spectateur connaisseur de l’œuvre de Jörg Buttgereit au sein d’un terrain familier. Le réalisateur réaffirme son goût pour les intérieurs clos, vecteurs d’étouffement – ici à travers l’appartement, lieu récurent dans sa filmographie – et une atmosphère froide et intimiste à travers le monologue monotone de cette jeune fille, rappelant par certains endroits la jeune Rynn Jacobs (incarnée par une épatante Jodie Foster) dans The Little Girl Who Lives Down the Lane (aka La petite fille au bout du chemin, 1976) de Nicolas Gessner.

Les deux films communiquent également entre eux par leur exploitation du thème de la perte de l’innocence enfantine, Lola Grave interprétant une adolescente en devenir d’une effroyable cruauté. La mise en scène de Jörg Buttgereit s’avère particulièrement intelligente, opérant un basculement progressif vers l’horreur pure, tout en installant un climat d’asphyxie, par le biais d’un enchainement de plan serré sur le cochon d’Inde, les effets personnels de la jeune fille et le visage de cette dernière, débouchant sur la chambre dans laquelle son père est retenu séquestré. Cette habile monstration insidieuse et minimaliste d’une réalité terrifiante, enfouie, rejoint ici les préoccupations de Douglas Buck sur sa trilogie Family Portraits (2006). Si ce premier segment se trouve malheureusement entaché par un final gore convaincant mais quelque peu gratuit (un travers récurent de la filmographie de Jörg Buttgereit), en contradiction avec la subtilité dont il fit par ailleurs preuve afin d’aborder des sujets on-ne-peut-plus complexes dans ses œuvres majeures, il constitue une excellente mise en bouche afin d’aborder la pièce de résistance de German Angst : Make a Wish, confectionné par Michal Kosakowski.
Réminiscences barbares
A l’instar de Jörg Buttgereit, la filmographie Michal Kosakowski ne se distingue pas par la quantité des films qui lui sont rattachées mais belle et bien par une même approche auteurisante, centrée autour du sujet de prédilection du cinéaste : le rapport des individus à la violence. En 1996, Michal Kosakowski a demandé à un panel de personnes de différents horizons et de nationalités variées quels étaient leurs fantasmes de meurtres puis de les mettre en pratique de manière fictive à travers la réalisation de courts-métrages. En 2012, il signa un troublant documentaire, Zero Killed, remarquable par sa neutralité et sa pudeur quant aux différents sujets abordés en creux (peine de mort, violence envers les enfants, torture…) constitué d’interviews des différentes personnes impliquées dans cette expérience, et étudiant les conséquences de cette dernière sur leur vie quotidienne. Michal Kosakowski entend, avec Make a Wish, reprendre la thématique de la violence. Ce qui constitue probablement le segment le plus frontal de German Angst. Le récit se focalise sur les mésaventures d’un jeune couple de sourds-muets polonais. Réfugiés dans un entrepôt désaffecté à l’abri des regards, ils sont surpris par une bande de néo-nazis qui ne va pas tarder à déchainer sur eux leur haine sourde, après que l’homme ait raconté à sa petite ami l’histoire de sa grand-mère, ayant au cours de la seconde guerre mondiale échappé aux nazis grâce au pouvoir d’un talisman. Par le biais de l’inclusion d’un élément ouvertement fantastique au sein d’un chapitre principalement ancré dans une approche ultra-réaliste et viscérale, Michal Kosakowski signe d’emblée avec Make a Wish le segment le plus singulier (et le meilleur) de l’anthologie.

Par sa mise en image du récit de la grand-mère du jeune homme, il inscrit d’autant plus sa contribution filmique dans le registre du conte noir, tant cette séquence en flash-back se révèle éprouvante, certaines séquences n’ayant rien à envier au traumatique et méconnu Come and See (aka Requiem pour un massacre, 1987) d’Elem Klimov. Atroces, les scènes de brutalisation du couple le sont également, Michal Kosakowski n’épargnant pratiquement au spectateur en terme de violence froide et aveugle, la sensation de malaise étant accentuée par l’exiguïté et la désincarnation du lieu dans lequel se déroule l’action ainsi que par la situation cauchemardesque dans laquelle se trouve le couple, en incapacité de se défendre ou de prononcer le moindre son. Ce déchaînement des bas instincts rapproche de manière inévitable Make a Wish des précédentes tentatives en matière de violence hard, notamment la célèbre saga fake-snuff du réalisateur Fred Vogel : August Underground (composée respectivement d’August Underground, 2001, August Underground’s Mordum, 2003 et d’August Underground’s Penance, 2007). Néanmoins, Michal Kosakowski détourne son segment de la voie de la complaisance dans laquelle il aurait été aisé de plonger en utilisant l’argument fantastique du médaillon, véritable Fusil de Tchekhov en puissance, permettant à l’épisode de dévoiler sa substantifique moelle en terme de discours. L’intervention de cet objet au milieu du récit introduit en effet un retournement de situation entre deux des personnages, modifiant ainsi les enjeux. Par ce stratagème, Michal Kosakowski développe un propos subtil sur la violence potentielle nichée en chaque être humain dans la continuité de Zero Killed et confronte son pays à ces anciennes plaies, loin d’être cicatrisées.
Mandragora officinarum
Si Andreas Marschall est notamment connu des amateurs de metal pour avoir illustré un nombre important de pochettes d’albums de groupes européens, notamment dans les sous-genres du heavy et du trash metal (Sodom, Kreator, Grave Diger…), il s’est révélé aussi prolifique que Michal Kosakowski puisqu’il a exercé les activités de graphiste – on retiendra parmi ses créations illustrées pour le cinéma l’affiche du premier Nekromantik de Jörg Buttgereit -, mais aussi de chef monteur, scénariste et enfin de réalisateur, ultime casquette qu’il a endossé depuis quelques années, en 2004 plus exactement, avec un premier long-métrage d’anthologie, Tears of Kali, regroupant trois histoires horrifiques construites autour d’une mystérieuse secte ayant oeuvrée en Inde au début des années 1980. Sept and plus tard, son second long-métrage Masks (2011), hommage autant que relecture inspirée du giallo et plus spécifiquement de Suspiria de Dario Argento (1977) se déroulant dans le milieu du théâtre, est très largement récompensé dans les festivals dédiés au genre dans lesquels il est présenté. Alraune, le troisième segment de German Angst constitue ainsi pour Andreas Marschall son retour au format d’anthologie onze ans après son premier film. A l’instar de Make a Wish, il pousse un cran en avant le curseur du fantastique, en embarquant le spectateur dans les complications d’un photographe d’âge mur, qui, obsédé par une jeune femme rencontrée dans une boite de nuit, va la suivre jusqu’à un club très fermé, dans lequel les membres se servent des terrifiantes verrues de la mandragore afin d’améliorer leurs expériences sexuelles.

Le réalisateur reprends ici certains éléments disparates de sa filmographie. Le fonctionnement du club fait inévitablement songer à la secte de Tears of Kali. Quant à l’imagerie du segment, qui demeure le plus esthétique des trois, elle emprunte bien évidemment au giallo et au travail de Mario Bava, avec ses couleurs vives, renouant ainsi avec l’arsenal visuel déployé dans Masks. Le climat d’inquiétante étrangeté, la caractérisation de personnages méphistophéliques qui en savent plus qu’ils n’en laissent paraître ainsi qu’un goût affirmé pour les expérimentations, notamment lors des séquences oniriques et cauchemardesques, rappellent de plus le cinéma de David Lynch. Andreas Marschall a également, de manière heureuse, le désir de livrer à travers ce segment un film de monstre, notamment dans la séquence finale, mettant en scène une créature très proche dans l’esprit de celle crée par Carlo Rambaldi pour Possession d’Andrzej Zulawski. Un possible rapprochement entre les deux films, bien que possédant des visées et des ambitions diamétralement opposées, pourrait également être effectué dans leur même unité de lieu (Berlin) et dans leur postulat de départ, similaire (la crise d’un couple). Alraune, en plus de confirmer toute la maitrise d’Andreas Marschall, et ce malgré une histoire somme toute classique (un personnage imbu de lui-même se frotte au désir et à la vanité jusqu’à l’irréversible et l’innommable), s’impose comme une réelle respiration faisant suite à deux segments anxiogènes.
En définitive, German Angst représente probablement l’une des meilleures anthologies horrifiques produites à ce jour. Les trois réalisateurs/auteurs se complètent par leurs approches esthétiques et narratives aussi singulières les unes que les autres. Enfin, leurs segments se distinguent du tout-venant par leur frontalité et le sérieux avec lequel sont abordés des thèmes hautement transgressifs.

GERMAN ANGST. De Jörg Buttgereit, Michal Kosakowski et Andreas Marschall (Allemagne – 2015).
Genre : Anthologie extrême, drame horrifique. Scénario : Jörg Buttgereit, Goran Mimica, Michal Kosakowski, Andreas Marschall. Interprétation : Lola Gave, Milton Welsch, Désirée Giogetti… Musique : Fabio Amurri. Durée : 106 minutes. Disponible en DVD chez Rimini Editions (Zone 2).
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