[Critique] JOKER de Todd Phillips (2/2)

Qu’un film estampillé DC Comics devienne un phénomène tel que peut l’être actuellement Joker de Todd Phillips est une anomalie/surprise qui ne peut que laisser dubitatif dans l’attente de sa découverte. Un film qui plus est couronné d’un Lion d’Or à Venise, et auréolé d’une hype maousse costaud, Joker avance avec l’autorité d’une oeuvre semblant faire l’unanimité, ce qui, expérience oblige, ne peut que nous faire monter sur nos grands chevaux de la prudence. Et force est de constater à la vision du film que la précaution s’avère toujours utile, même s’il faut le reconnaître, Joker est un putain de bon film… avec quelques réserves néanmoins.
A l’annonce d’une Origin Story du meilleur ennemi de Batman, on est envahi d’une sensation « Montagnes russes » : plutôt partant dans un premier temps, on est nettement moins emballé lorsqu’il s’agit de positionner le film dans l’optique d’un « multiverse » à la Marvel ou les précédentes productions DC (chose qui n’a d’ailleurs pas été confirmée), même si l’arrivée de Joaquin Phoenix dans le rôle titre suscite plus que la curiosité. Un regain d’intérêt que la présence de Todd Phillips derrière la caméra douche en deux-temps/trois-mouvements, le CV du bonhomme n’incitant pas à l’enthousiasme démesuré (Very Bad Trip, Starsky et Hutch, Date Limite). Au final, qu’importe le réalisateur quand le résultat à l’écran stimule autant le cœur que le cerveau. Joker est une oeuvre aboutie et marquante, dans le sens où elle donne à (re)découvrir un cinéma qu’on pensait désormais enseveli sous des hectolitres de blockbusters numérisés et uniformisés qui inondent les écrans depuis quelques temps. Remakes, reboots, scénars cyniques et édulcorés, mises en images numérisées à outrance… D’un vigoureux taquet de la main, Joker se positionne à l’opposé en venant balayer tout cela et mettre en lumière l’évidence répétée encore et encore ad nauseam en vieux con que nous sommes : les standards populaires aux budgets faramineux qui inondent le paysage cinématographique actuel nous font clairement regretter le cinéma viscéral, physique, épidermique et passionné d’antan. Ce qu’est présentement ce Joker dans un geste miraculeux de cinéma old school qui évoque avec gourmandise (et talent) les films des 70’s/80’s.

L’heure du soulèvement

Joker décrit le parcours d’Arthur Fleck (Phoenix), artiste en souffrance mentale et physique, être brisé (et brimé) par ses collègues de travail, ignoré puis moqué par une star de la télévision qu’il adule, porté par des crises de rires aussi douloureuses qu’incontrôlées, et dont l’insertion dans la société se révèle d’autant plus compliquée qu’il apparaît comme un marginal, handicapé, voire cinglé. Au-delà de son personnage-monde, dans Joker, Todd Phillips dépeint avant tout un Gotham socialement éprouvé, évoquant furieusement un New York cinématographique des 70’s (déjà décrit par William Friedkin, Martin Scorsese ou encore Sydney Lumet), dont les problématiques sociétales refléteraient une situation des plus contemporaine. Une société dans laquelle les puissants dénigrent le peuple, où les inégalités sont de plus en plus marquées, et où l’abandon progressif des services publics est une réalité galopante : ici, on supprime les crédits de l’organisme permettant à Arthur Fleck d’être suivi psychologiquement, un acte qui ouvre du même coup les vannes de sa folie furieuse, jusqu’alors artificiellement contenue par les médicaments qu’il ne pourra plus se procurer. L’étincelle qu’il fallait pour enflammer la poudre… La naissance du personnage du Joker coïncide avec le soulèvement d’un peuple qui cherchait jusqu’alors une bonne raison de le faire. Le film illustre jusque dans son final apocalyptique, cette prise de pouvoir d’un personnage dans sa volonté de reconnaissance sociale, qui n’a d’autre choix pour s’en sortir que d’assumer sa condition de « bad-guy », autant que la rébellion d’une population contre l’ordre moral établi, contre les riches, la sphère politique, les médias… qui s’identifie à ce leader sorti de nulle part, cet outsider fracassé qui n’embrasse pourtant aucune volonté politique.
Todd Phillips explore les grandes lignes de l’univers scorsesien en revisitant ouvertement Taxi Driver avec son personnage solitaire, à la fois sensible et complètement cassé, et plus particulièrement La Valse des pantins, allant jusqu’à réemployer Robert De Niro, figure iconique des deux œuvres précitées.
Sur un plan formel, Todd Phillips dévoile une rigueur aussi éblouissante qu’inattendue. Joker brille de mille feux en termes de proposition stylistique, associant des images à la composition précise et réfléchie à des mouvements de caméra souvent discrets et millimétrés. Les intentions très louables du cinéaste aboutissent à un film à la forme et à l’ambiance ultra maîtrisées, porté par un Joaquin Phoenix stratosphérique et d’une légitimité évidente, filmé au plus près et littéralement de tous les plans, qui vampirise le projet en lui apportant le corps et l’émotion dont il avait besoin. Le tout aux sons de la partition d’Hildur Guðnadóttir, autre pilier déterminant de la réussite du Joker, au même titre que la photo de Lawrence Sher.

Un merveilleux inconfort

Si au final, on devait juste apporter quelques réserves à l’enthousiasme général, elles seraient nichées dans l’orientation plus classique des liens tissés par le film avec l’univers de Batman. Pas que les scènes décrivant la rencontre entre Arthur Fleck et un jeune Bruce Wayne ou celle de la mort des parents de ce-dernier soient ratées et dénotent du reste du film, mais elles apportent une sorte de normalité, une forme de sécurité, dans le sens où l’on se situe davantage en terrain connu, ce qui nous prive momentanément du merveilleux inconfort dans lequel le film nous plonge le reste du temps. On pourra également être interloqué par un choix étonnant de sur-expliquer l’une des astuces du scénario concernant le point de vue d’Arthur Fleck et sa vision des événements, twist pourtant assimilé naturellement grâce à la mise en scène, mais finalement rabâché inutilement avec recours au flashback. Surprenant quand Todd Phillips nous avait habitué jusque là à faire confiance en l’intelligence du spectateur (une intervention des producteurs peut-être…?) Par ailleurs, on ne pourra pas non plus passer sous silence cette impression laissée par ce Joker d’avancer en toute connaissance de ses atouts et très conscient de ses effets de vilain poil à gratter du film de super-héros actuel. Une posture qu’on ne pourra pas néanmoins lui reprocher outre mesure par honnêteté intellectuelle, quand on n’échangerait pas ce film tétanisant et terriblement humain contre des barils de Marvel vides de substance.


Lire un autre avis sur JOKER de Todd Phillips


JOKER
Todd Phillips (USA – 2019)

Genre Drame/Super-héros – Avec Joaquin Phoenix, Robert De Niro, Zazie Beetz, Frances Conroy, Brett Cullen… – Musique Hildur Guðnadóttir – Durée 122 minutes. Distribué par Warner Bros (9 octobre 2019).

L’histoire : Dans les années 1980, à Gotham City, Arthur Fleck, un comédien de stand-up raté est agressé alors qu’il ère dans les rues de la ville déguisé en clown. Méprisé de tous et bafoué, il bascule peu à peu dans la folie pour devenir le Joker, un dangereux tueur psychotique.

Par Nicolas Mouchel

Créateur d'Obsession B. Journaliste en presse écrite et passionné de cinéma de genre, particulièrement friand des œuvres de Brian De Palma, Roman Polanski, John Carpenter, David Cronenberg et consorts… Pas insensible à la folie et l’inventivité des cinéastes asiatiques, Tsui Hark en tête de liste… Que du classique en résumé. Les bases. Normal.
Contact : niko.mouchel@gmail.com

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