[Critique] LE DERNIER DUEL de Ridley Scott
Deux garçons, une fille, trois possibilités

A 83 ans, Ridley Scott poursuit une carrière de cinéaste qui semble inépuisable. Avec Le Dernier Duel, son 26e long-métrage en date, le réalisateur britannico-américain revient au film historique, genre qui l’avait vu débuter avec Duellistes en 1977 (déjà une histoire de duels), qui lui a apporté le triomphe au box-office avec Gladiator en 2000 et vers lequel il n’a jamais cessé de revenir comme en attestent Kingdom of Heaven en 2005 ou Exodus : Gods and Kings en 2014. Aujourd’hui, Scott adapte le roman d’Eric Jager Le Dernier Duel : Paris, 29 décembre 1386, qui, comme son titre l’indique, traite d’un des derniers duels judiciaires de France. Le film est coscénarisé par Ben Affleck, Matt Damon et Nicole Holofcener, et se présente avec la promesse d’une narration empruntant à « l’effet Rashōmon » en référence au chef d’œuvre d’Akira Kurosawa. A savoir un découpage morcelé en trois chapitres, chacun épousant le point de vue d’un des principaux personnages : Jean de Carrouges (Matt Damon), Jacques Le Gris (Adam Driver) et Marguerite de Carrouges (Jodie Comer). Des points de vue tournant autour d’un événement central : le viol supposé de Marguerite de Carrouges par l’écuyer Jacques Le Gris. Le récit de l’agression, mais aussi les événements qui l’ont précédés et ceux qui lui ont succédés sont présentés sous forme de flash-backs suivant la perception précise de chacun des protagonistes. Un dispositif narratif éclaté pouvant apparaître pertinent en raison de la gravité du sujet. L’accusation de Marguerite de Carrouges se heurte au déni de Jacques Le Gris, tandis que Jean de Carrouges agit en premier lieu pour laver l’honneur de son nom. Grâce à cette mécanique de narration et de mise en scène, Scott donne à voir durant 2h30 une confrontation de points de vue, certes, mais dénonce surtout la condition féminine, la place de la femme au sein d’une société patriarcale radicale qui ne lui accorde pas plus d’importance qu’un objet ou un animal. Partant, le film révèle les relations entre les protagonistes et décrit les rouages de jeux de pouvoir et de hiérarchie. La témérité et le courage de Marguerite de Carrouges, qui monte au front pour dénoncer l’inavouable, face à une personnalité admirée de tous, protégée du comte d’Alençon (Ben Affleck), agit comme le révélateur d’une position féminine plus communément contrainte au silence. Jacques Le Gris personnalise l’abus du pouvoir patriarcal, tandis que Jean de Carrouges apparaît progressivement comme un homme brutal, vulgaire et frustré, plus intéressé par son image que pour laver l’affront de son épouse. Dès lors, il apparaît inévitable que la justice des hommes ne pourra pas se prononcer, déléguant piteusement la résolution au « jugement divin » par l’intermédiaire d’un duel final dont le vainqueur ne saurait, quelque soit l’issue, apparaître comme une victoire pour la victime, Marguerite de Carrouges.



Le Diable se cache dans les détails
Au-delà de son propos, dont la force et la pertinence continuent de résonner aujourd’hui, la construction du Dernier Duel et sa confrontation de points de vue, permettent d’en dire long sur une époque. C’est dans les détails que se joue le cœur du film, dans ces différences et ces décalages parfois infimes entre les récits de chaque personnage sur un même événement, que ce soit un regard, une gestuelle, un échange dialogué mal interprétés ou dans l’omission simple de certains éléments. Pourtant, dans un geste assez étonnant, on se rend compte rapidement que la vérité importe peu au final. Ridley Scott et ses scénaristes font le choix surprenant (et discutable) d’indiquer de manière très claire où se situe la véritable version des faits. Une approche qui vient désamorcer la nature-même de son procédé d’éclatement des points de vue, réduisant dès lors son intérêt, ne laissant pas au spectateur la possibilité de s’interroger et de se faire lui-même son idée, empêchant donc le développement d’une implication et d’un enjeu fort. On comprend alors qu’au-delà de découvrir qui a raison ou qui ment par le biais d’un procédé narratif qui montre, in fine, ses limites, ce qui intéresse le réalisateur et ses scénaristes, c’est ce que ces perceptions différentes disent de chaque personnage et par extension, des conditions sociales qui sont les leurs. Et surtout, de réaliser un beau portrait de femme forte, à travers les relations qu’elle entretient avec les mâles toxiques qui l’entourent.
Le Dernier Duel impressionne par son interprétation, globalement excellente, ainsi que sa maîtrise technique. Comme toujours chez Ridley Scott, c’est extrêmement solide en termes de mise en scène, mais au contraire de films très décriés et pourtant largement recommandables comme Prometheus et Alien Covenant, Le Dernier Duel finit néanmoins par tourner à vide, en raison d’une promesse narrative qui, in fine, n’est pas assumée jusqu’au bout. On n’ira pas jusqu’à parler de gimmick gratuit, car le film a des choses à dire, mais force est de constater que la mécanique de l’effet Rashōmon ne s’imposait pas nécessairement. Le duel qui ouvre et clôture le film, particulièrement violent et superbement mis en scène, achève de placer les enjeux des personnages entre les mains de Dieu/du réalisateur : une issue sur laquelle le spectateur n’a, au final, aucune prise.
LE DERNIER DUEL. De Ridley Scott (USA/Royaume Uni – 2021).
Genre : Drame historique. Scénario : Ben Affleck, Matt Damon et Nicole Holofcener. Interprétation : Matt Damon, Adam Driver, Jodie Comer, Ben Affleck, Harriet Walter, Nathaniel Parker… Musique : Harry Gregson-Williams. Durée : 152 minutes. Distribué par 20th Century Studios (18 février 2022).
L’histoire : Basé sur des événements réels, le film dévoile le dernier duel judiciaire connu en France entre Jean de Carrouges et Jacques Le Gris, deux amis devenus au fil du temps des rivaux acharnés. Carrouges est un chevalier respecté, connu pour sa bravoure et son habileté sur le champ de bataille. Le Gris est un écuyer normand dont l’intelligence et l’éloquence font de lui l’un des nobles les plus admirés de la cour. Lorsque Marguerite, la femme de Carrouges, est violemment agressée par Le Gris – une accusation que ce dernier récuse – elle refuse de garder le silence, n’hésitant pas à dénoncer son agresseur et à s’imposer dans un acte de bravoure et de défi qui met sa vie en danger. L’épreuve de combat qui s’ensuit – un éprouvant duel à mort – place la destinée de chacun d’eux entre les mains de Dieu.
L’édition Blu-ray de 20th Century Studios

TECHNIQUE. La très belle photographie du film est magnifiée par cette édition qui retranscris idéalement les tons froids des scènes de duel, tout comme les tonalités plus chaudes des intérieurs. Les noirs sont profonds et les contrastes bien gérés, l’image permet de contempler une profusion de détails. Le son n’est pas en reste avec une piste originale anglaise en DTS-HD Master Audio 7.1 qui ne lésine pas sur les effets et le dynamisme sonore.
INTERACTIVITE. Un seul bonus proposé sur cette édition : un making of d’une trentaine de minutes, réalisé par Cuba Scott, petite-fille de Ridley. Un module proposant des images de tournage entrecoupées de quelques interventions du réalisateur et des comédiens Matt Damon, Jodie Comer. Le style est un peu haché, monté sans temps mort et privilégiant les effets d’images. C’est un concept qui permet, il est vrai, de se replonger dans le travail du réalisateur d’Alien, mais sans pour autant approfondir quoi que ce soit. Sympathique mais trop en surface.
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