[Critique] PIFFF 2022 : EARWIG de Lucile Hadzihalilovic

Beautiful Nightmare

Parmi les moments marquants du Paris International Fantastic Film Festival 2022, il y a eu la découverte du très beau dernier film de Lucile Hadzihalilovic : Earwig. Cette coproduction entre la France, le Royaume-Uni et la Belgique est une œuvre au charme vénéneux très particulier. La filmographie de la cinéaste, constituée de plusieurs courts-métrages (dont le primé La Bouche de Jean-Pierre en 1996), de deux longs, Innocence en 2005 et Evolution en 2015, suit une voie singulière qui emprunte à l’onirisme, le rêve/cauchemar, le fantasme, le tout parsemé de fortes symboliques. De quoi faire fuir une partie des spectateurs qui n’adhèreraient pas à ces partis-pris de narration et de mise en scène. Avec ce troisième long-métrage, Lucile Hadzihalilovic ne renie pas ce qui constitue son ADN cinématographique. Earwig suit une fillette nommée Mia, enfermée dans une vaste demeure aux accents gothiques, au sein d’une temporalité incertaine, accompagnée d’Albert, un homme chargé de veiller sur elle et surtout, de renouveler les dents de la jeune fille, constituée de salive glacée. Lucile Hadzihalilovic et son coscénariste Geoff Cox ont librement adapté un roman de Brian Catling pour livrer une plongée dans un univers sombre et austère, marqué par de nombreux symboles et hanté par des personnages fantomatiques.

Rêverie gothique

Earwig est un film qui se pose et prend son temps, celui de présenter le quotidien de ses deux protagonistes, patiemment, sans effets, et avec très peu de dialogues. Une gageure que la réalisatrice remplit haut la main tant son film hypnotise autant qu’il fascine. Dans sa description des gestes du quotidien, à commencer par l’utilisation de l’appareil dentaire destiné à recueillir la salive de la fillette pour ensuite constituer un nouveau dentier, tout autant que dans la préparation du repas, le dîner et le coucher, le film fait pénétrer le spectateur dans une sorte de sanctuaire mystérieux, mené par une mécanique journalière, une succession de rituels bien précis, comme hors du temps. Au sein d’un environnement (la maison) totalement clos et hermétique à la lumière du jour, la réalisatrice dessine une atmosphère quasi-surnaturelle, évoquant par ailleurs la thématique du vampirisme (l’obscurité, les dents, les personnages évoluant comme des morts-vivants). Le caractère gothique des décors, mais aussi et surtout la façon dont Lucile Hadzihalilovic les filme, à l’aide de longs plans séquences, bien souvent fixes, entraîne le spectateur dans une forme de léthargie (dans le bon sens du terme), un appel à pénétrer une forme de rêverie. Une rêverie qui s’approche également d’une démarche artistique picturale, avec son travail précis sur la lumière, qui renvoi à l’étrange tableau scruté par Mia dans le film.

Dérèglement du quotidien et voyage onirique

Lorsque Albert reçoit la consigne de préparer Mia pour le départ, et donc de mettre un terme à sa mission, se déclenche une forme de dérèglement de ce quotidien si huilé, tout en faisant ressurgir d’étranges souvenirs liés à la mort de sa compagne. Le personnage de l’homme droit et mutique se fissure et perd peu à peu les pédales. En parallèle, d’autres protagonistes font irruption au sein de ce conte noir, les liens entre eux, nébuleux au départ, finissent par faire sens. Le tout, encore une fois, avec une économie drastique de dialogues. Lucile Hadzihalilovic raconte par l’image essentiellement, tout en accordant également un soin tout particulier à l’ambiance sonore, traitée avec une extrême précision et qui constitue, avec la musique composée par Nicolas Becker, Warren Ellis et Augustin Viard, l’un des points forts du film. Le dispositif cinématographique déployé emprunte énormément aux songes, dans un traitement qui peut évoquer le travail de David Lynch. On pense aussi au film Les Autres de Alejandro Amenábar dans sa capacité à créer un sentiment d’enfermement et cette exploration d’un groupe de personnages évoluant dans une dimension pouvant s’approcher d’une représentation des limbes. Avec un résultat pas moins réussi puisque, sans dévoiler toutes ses cartes et en laissant planer le mystère central du film, Earwig parvient cependant à décupler son pouvoir de fascination et à trotter longtemps dans la tête après le visionnage. Pour celui qui se laissera porter dans les méandres d’un récit économe en effets et ouvert aux multiples interprétations, tout au long d’un rythme ouaté et languissant, Earwig s’avère être un ravissement. Le voyage sensoriel et onirique de Lucile Hadzihalilovic est une merveille, une œuvre incroyable qui mérite que l’on se laisse porter en son sein et qui constitue déjà et sans problème, l’un des grands films de l’année 2023.

Note : 4.5 sur 5.

EARWIG. De Lucile Hadzihalilovic (France/Royaume Uni/Belgique – 2021).
Genre : Drame fantastique. Scénario : Lucile Hadzihalilovic et Geoff Cox. Interprétation : Paul Hilton, Romane Hemelaers, Romolo Garaï, Alex Lawther… Musique : Nicolas Becker, Warren Ellis et Augustin Viard. Durée : 114 minutes. Distribué en salles par New Story (18 janvier 2023).

Par Nicolas Mouchel

Créateur d'Obsession B. Journaliste en presse écrite et passionné de cinéma de genre, particulièrement friand des œuvres de Brian De Palma, Roman Polanski, John Carpenter, David Cronenberg et consorts… Pas insensible à la folie et l’inventivité des cinéastes asiatiques, Tsui Hark en tête de liste… Que du classique en résumé. Les bases. Normal.
Contact : niko.mouchel@gmail.com

1 Comment on [Critique] PIFFF 2022 : EARWIG de Lucile Hadzihalilovic

  1. Fan de cette auteure… Je ne lis rien pour ne pas déflorer quoique ce soit mais je vois que tu as adoré, ce qui me met encore davantage l’eau à la bouche

    Aimé par 1 personne

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  1. [A propos de] PIFFF 2022 : Lucile Hadzihalilovic pour EARWIG – Obsession B

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