[Be Kind Rewind] VASE DE NOCES de Thierry Zéno (1974)
A la dernière page du dossier de presse édité en France en 1975 afin de présenter Vase de Noces (1974), lequel concourait cette même année à la Semaine de la Critique du Festival de Cannes, son réalisateur Thierry Zéno énonçait ces quelques mots : « Dans l’art, la seule chose que j’accepte c’est l’art brut de gens qui ne se soucient absolument pas du public, qui, sur un morceau de papier ou sur un mur, ou dans un urinoir, tracent les signes qui sont l’écho d’un monde intérieur ».
En effet, le tout premier film du réalisateur belge échappe à toute tentative de définition, de classification corsetée et limitée, d’enfermement dans un genre précis. Est-ce une performance artistique expérimentale ? Une terrifiante mise en abîme de notre condition humaine marquée par la finitude et par là même de nos possibilités de déshumanisation ? Un bréviaire celluloïdé illustrant le devenir de l’homme après la fin des temps sur fonds de transcendance visuelle ? Un documentaire sur le surgissement de l’animalité de l’homme ?
Aux dires de Thierry Zéno, il est vain d’espérer trouver dans ce qui constitue véritablement un diamant noir du cinéma déviant et transgressif – termes si souvent dévoyés et usurpés mais qui, comme dans le cas de Prison de Cristal d’Augusta Villaronga se trouvent réinvestis, le film s’étant notamment vu interdit d’exploitation en Australie – une clé de lecture préconçue, à même d’expliquer l’ensemble des visions s’imposant à l’œil du spectateur. Toujours dans le dossier de presse évoqué ci-dessus, il déclare : « Je n’essaie ni de séduire ni de provoquer. Mon film n’est ni un exercice esthétique ni un message de foi. Il est sans intention politique ou culturelle. On peut le lire à différents niveaux, mais je ne veux pas que cette lecture soit l’essentiel du film ». Néanmoins, rien ne semble nous interdire, en tant que spectateur, de procéder à quelques recherches, fussent telles modestes. Ainsi, tout au plus, sommes-nous obligés de procéder à des hypothèses, des tâtonnements, des théories, à une exploration du monstrueux et complexe réseau d’influences que convoque Thierry Zéno afin d’aborder le monolithe Vase de Noces. Ce dernier fait partie intégrante de ces films semblables à des gouffres, dont le boyau débouche sur un véritable Jardin des Délices de symboles et de métaphores, un palimpseste hermétique, dont les essais de déchiffrement le rendent à chaque visionnage toujours plus fascinant.
Belgica ingenium
La connaissance du l’environnement relatif au « non film » ou encore au « hors film » d’une production cinématographique – ayant trait par conséquent à son contexte, directe ou indirecte, de réalisation – constitue souvent une porte d’entrée indispensable à son exploration plus avancée. Vase de Noces ne saurait déroger à cette manière de procéder étant donné que son contexte de fabrication, sa gestation aussi bien matérielle qu’intellectuelle, fait partie intégrante de son statut indéfini et de la zone de floue insaisissable que le film déploie. Si comme nous allons le voir, la conception de Vase de Noces a été fortement influencée par le fait qu’elle s’est déroulée à un moment précis de l’histoire du cinéma belge, nous pouvons légitimement nous demander, à l’instar du cas de Moi, zombie : chronique de la douleur (1998) d’Andrew Parkinson, ce qu’il serait advenu de sa charge subversive, si elle avait été confiée à un autre réalisateur que Thierry Zéno – alors seulement âgé de vingt-quatre ans – dépourvu d’une même vision totalisante, d’une semblable ambition de réaliser un film libéré de toute contrainte, porté par un même élan vitale : celui de livrer, par delà la narration, un métrage sous forme d’expérience poétique et métaphysique dont les seules limites constituent celles, inépuisables, de l’imagination du spectateur. Afin de tendre vers ce but intriguant et singulier, Thierry Zéno s’entoure de son ami Dominique Garny, qui interprète le rôle principal, ce dernier s’étant à l’époque de la création de Vase de Noces, destiné à une carrière théâtrale. Les deux hommes co-écrivent ensemble le scénario, d’emblée caractérisé par une dimension famélique : un agriculteur réside seul au sein des dépendances en ruines d’un château dans la Belgique rurale, entouré d’animaux. Coupé de toutes relations avec ses semblables, il entretient une relation amoureuse avec une truie et entend fonder une famille avec ses trois porcelets. Il mène également de nombreuses expériences hermétiques, enfermant des matières indistinctes dans des bocaux. Toutefois, l’équilibre mental du protagoniste, partagé entre humanité et bestialité, se révélera tragiquement fragile.
Thierry Zéno débute dans la réalisation de films durant ses études à l’Institut des arts de diffusion de Bruxelles. Auparavant passionné par la photographie, laquelle se révèle pleinement dans de nombreux plans de Vase de Noces au cadrage ciselé, il se dirige ainsi vers l’apprentissage des techniques et du langage cinématographique. Dominique Garny quant à lui, après un premier fort intérêt pour la bande dessinée, épouse une formation d’acteur de théâtre à l’Ecole de Théâtre Nationale sans pour autant se désintéresser du métier de metteur en scène, bien au contraire, puisque le travail du réalisateur belge Henri Storck exercera sur lui une influence décisive, ainsi que par conséquent sur la création de Vase de Noces. Du moins peut-ton le supposer compte tenu de l’approche à la fois enracinée, rurale, et documentaire, par le biais du partage au spectateur du quotidien du personnage principal, filmé au plus près, sans commentaires en voix-off, dans laquelle la frontière entre réalité et onirisme se trouve constamment remise en question, le rapprochant à cet égard de Misère au borinage (1933), oeuvre phare d’Henri Storck, contant, sur un mode militant, le dure labeur des mineurs dans la région du Borinage, en Wallonie. Si il semble curieux de tenter de rapprocher Vase de Noces d’un aspect cinématographique militant, ce lien est moins opéré du point de vu d’un quelconque contenu critique commun que du point de vu de dispositifs et de fond philosophique semblables comme nous le verrons plus loin. La mise en route du projet Vase de Noces bénéficie en outre, d’un contexte davantage indirect, celui de la situation du cinéma belge ayant cours de la fin des années 1960 jusqu’au début des années 1970. La date de commencement des études de cinéma de Thierry Zéno est à cet égard essentielle, puisqu’il s’agit de l’année 1968, période par excellence de remise en question des valeurs sociales, de l’exacerbation des tabous. Cette dynamique investit également les arts, y compris le cinéma, en France, certes, mais possède également des retombées sur la production d’autres pays francophones, dont la Belgique, caractérisées par un certain rejet de l’académisme et par l’émergence d’une génération de cinéastes à l’encontre des convention, portés par une volonté d’expression d’un avant-gardisme et d’expérimentations, à laquelle peuvent être rattachés des réalisateurs et artistes tels que Marcel Marien, issu du mouvement surréaliste, Edmond Bernhard et inévitablement Thierry Zéno.
L’heure est alors au bouleversement des normes et à la création débridée. La teneur des thèmes que Thierry Zéno et Dominique Garny entendent traiter en cette année 1973 – suicide, coprophagie, zoophilie, folie – apparaît par conséquent à la fois comme naturelle et ambitieuse. Les deux hommes se rejoignent de plus par des influences cinématographiques communes tels que Ingmar Bergman et Pier Paolo Pasolini, l’œuvre du réalisateur bolonais constituant par ailleurs une clé d’exploration du film de Thierry Zéno. A l’instar du personnage principal de Vase de Noces, tout se passe comme si la contamination de ce premier film par leurs influences filmiques respectives et communes établissait un parallélisme schizophrène avec les troubles mentaux dont semble être victime l’agriculteur. De la même manière que ce dernier est constamment à la recherche de son « Moi » intérieur, la transposition des influences des deux hommes se scinde en deux pour prendre la forme de vases communicants. A l’influence des documentaristes belges de Dominique Garny répond la fascination de Thierry Zéno pour les grands réalisateurs européens (Eisenstein, Bergman…) et américains. Thierry Zéno a lui-même le pied dans deux étriers : un dans ces grandes figures cinématographiques et un second dans l’avant-garde cinématographiques des années 1960 avec Pasolini mais également l’empreinte, essentielle, de la Nouvelle Vague, notamment dans son approche dite de cinéma direct, tentant d’approcher la vérité intime des personnes filmées. La marque du cinéma d’avant-garde allemand plane de plus au dessus de Vase de Noces, notamment Werner Herzog, pour lequel la psychologie autistique du personnage de Kaspar Hauser dans L’énigme de Kaspar Hauser (1974) n’est pas sans entretenir des liens avec les troubles physiques de l’agriculteur interprété par Dominique Garny. Ces différentes approches mêlées rejoignent la volonté de livrer un film tendant vers l’idée de transe et d’expérience collective, abolie des contraintes de production et de budget. Le lieu de tournage coupé du monde – des dépendances en ruine d’un château dans la campagne wallonne -, l’équipe réduite au strict minimum (un réalisateur, un acteur principal, des acteurs secondaires en la personne des animaux, une régie et un cameraman -, le recours à la mémoire afin de tourner les séquences ainsi qu’à la disponibilité des animaux et les conditions de tournage – repos au sein même du lieu de l’action – participent de manière intégrale à la livraison sur pellicule de mondes intérieurs truffés d’énigmes, et de symboles à déchiffrer (ou non). Ces mondes intérieurs, ceux du personnage de l’agriculteur mais également ceux de Thierry Zéno se répondent, tels deux miroirs.
Les labyrinthes mentaux
Recenser la totalité des ingrédients littéraires, artistiques, ésotériques ou encore mystiques ayant servis d’appui au scénario de Vase de Noces représente une tâche ardue, tant le travail de réflexion préalable de Thierry Zéno se dresse telle une pierre essentielle dans la conception de ce film. L’explicitation du titre du film contribue par ailleurs à brouiller les cartes en amont de son visionnage. En effet, le vase se rapporte au récipient mais aussi à la matière (la vase, mélange de terre et d’eau) présente à la création du monde. Ce terme possède en outre une connotation sexuelle marquée si l’on se rapporte aux usages de langue ayant court au XIXe siècle lors des confessions. Les prêtres en charge de ces dernières demandaient aux fidèles si ils avaient pêchés par le vase de devant (la pénétration par le vagin) ou de derrière (la pénétration par l’anus). Pour l’alchimiste, le vase représente le creuset dans lequel il prépare ses mixtures. Quant au terme de noce, il peut être envisagé au sens du mariage, de la copulation et de la débauche ou de la célébration de la nature. Cet art de la citation obscure, de la référence absconse participe d’un travail de syncrétisme, de malaxage perpétuel et vaut moins pour l’explicitation de ce à quoi il fait appel que pour ce qu’il implique sur le plan de l’étude de l’inconscient et de l’esprit humain. A l’instar de son personnage principal qui collecte et conserve dans une serre – dont l’architecture, toute en courbures élégantes fait autant songer à la géométrie singulière du chenil traversée par Christiane interprétée par Edith Scob dans Les yeux sans visage de Georges Franju (1960) qu’à celle de la serre, davantage luxuriante de la demeure de Frédéric joué par Philippe Lemaire, dans La rose écorchée de Claude Mulot (1970) ou encore aux motifs Art-Nouveau -, de manière compulsive et soignée d’étranges matières à l’intérieur de bocaux, afin d’enrichir sa pensée au sujet de son propre être, Thierry Zéno s’impose à son tour tel un alchimiste, livrant les différentes versions de sa réflexion, comme autant de clés d’interprétation. Ces dernières ne sont pour autant d’aucun secours, et demeurent des tentatives, des coups d’épées portées à une marre de boue, puisque les extrémités auxquels l’agriculteur se livre suite à ses échecs successifs (décès volontaire de sa truie, impossibilité de fonder une famille…) achèvent de perdre le spectateur dans l’immensité d’un ciel laiteux cadavérique avec pour unique finalité le suicide.
Vase de Noces plonge par ce biais au coeur des concepts de la psychologie de Carl Gustav Jung, notamment celui d’individuation, processus par lequel l’individu se recentre sur lui même en se différenciant du collectif, associé au concept de solitude. En effet, la trajectoire intérieure de l’agriculteur semble exprimer la dynamique de transformation que le psychiatre allemand avait mis au jour dans ses écrits et plus spécifiquement dans son ouvrage Psychologie et Alchimie (1944). Cette découverte, effectuée suite à une période de grand isolement pour C.G. Jung, consista notamment en le constat que la souffrance ne saurait uniquement posséder des aspects négatifs mais constituerait davantage une invitation au changement, à la transcendance de sa condition et de sa personnalité par le biais de l’inconscient. C.G.Jung est amené, par la consultation d’anciens manuscrits alchimiques, à mettre en parallèle la quête de transformation de la matière des alchimistes et la notion de transformation à l’œuvre dans l’inconscient. Il conceptualise ainsi un affrontement au sein de l’individu entre son inconscient et son Moi conscient, formant deux composantes de sa personnalité. La réunion du conscient et de l’inconscient forme ce qu’il nomme la fonction transcendante, aboutissant à la formation du Soi. Ce nouvel état de l’individu est le résultat de phases successives, mises en analogies avec les étapes de transmutations des matières des alchimistes.
Or, ce qui anime le personnage principal de Vase de Noces, à travers ces recherches incessantes, le menant droit vers la folie, est bien cette quête intérieure, cette tentative de retrouver le contact avec lui même. Un certain nombre de séquences – dont la séquence d’ouverture – du film sont à ce propos particulièrement éclairantes. Au début du métrage, l’agriculteur se saisit de pigeons et pose à la place de leur tête le faciès de pierre d’une statue d’angelot. Plus loin, il s’empare d’un cerf-volant et le fait voler dans les airs. Dans la dernière partie du film, il ingère ses excréments et son suicide se conclut par une montée au ciel. Le personnage se livre ici à une exploration en profondeur de son ego, de manière se trouver relié à soi même, ce qu’accentue la scène du cerf-volant, le raccordant entre la terre et le vent, autrement dit entre le monde des hommes et celui invisible, de l’au-delà.

La montée au ciel de la servante dans THEOREME de Pier Paolo Pasolini
L’époustouflante séquence d’enterrement sous terre ainsi que la montée vers les cieux suite au suicide par le biais d’une échelle, référence envisageable à l’échelle de Jacob ou de Jéricho, accentuent les multiples connotations religieuses présentes dans Vase de Noces et renforcent cette volonté de purification spirituelle et de conquête d’un statut spécifique (l’accès à l’immortalité, à l’instar des alchimistes qui travaillaient également à cet objectif ?) de la part de l’agriculteur. L’ambiguïté est ainsi belle et bien présente concernant la réussite ou l’échec de son entreprise. Son suicide final ainsi que la cruauté dont il fait preuve, notamment par le biais du meurtre des porcelets indiquent t-il son impossibilité à transcender sa condition ? Ou constitue t-il l’aboutissement d’une nouvelle naissance psychologique, une ultime étape de souffrance, la mort, dont les alchimistes pensaient qu’elle constituait un passage nécessaire à la destruction de l’ancien Moi et à l’avènement d’un nouvel être ? En ce sens, les actes anthropophages pratiqués sur une poule, semblable au processus d’appropriation des forces vitales et de l’intelligence de l’ennemi chez certaines tribus cannibales et les séquences de coprophagie paraissent participer de cette même stratégie de transcendance, en l’occurrence de sa propre finitude physique, des lois matérielles de son corps. Les excréments se chargent alors d’une dimension symbolique et allégorique, rappelant à la fois les pratiques de certains enfants – et le personnage de l’agriculteur n’est pas loin de faire songer à la figure de l’enfant sauvage – et celles, une fois de plus, des alchimistes, cherchant de l’or dans la mélasse des matières.
Ruptures et transgressions
Ce récit initiatique, prend la forme d’un rituel halluciné, au sein duquel se chevauchent les réminiscences d’un fond civilisationnel commun qu’il soit activé par le visuel (l’activation de la cloche, signe de croix précédant le repas) ou le sonore. Concernant ce dernier point, il convient de se focaliser sur la bande-son composée à la fois par la musique classique de Claudio Monteverdi, des compositions italiennes anonymes du XIXe et des morceaux davantage contemporains du musicien Alain Pierre. Ce mélange entre des sonorités anciennes, mystiques et modernes accentuent la part d’incertitude dans laquelle est plongée le long-métrage étant donné qu’il ne donne au spectateur que des éléments de contexte vaguement familier afin de préciser la temporalité dans laquelle évolue le personnage de l’agriculteur. Le fourmillement des détails et des symboles à l’écran entretient cette zone de flou, donnant la sensation de désordre organisé, d’inconfort quant au surgissement inopiné de scènes autant oniriques que révulsives pour certains, malgré le fait qu’elles soient filmées avec une pudeur et une délicatesse certaine, notamment dans le cas des séquences simulant des actes zoophiles.
Cette vision du rapport sexuel entre l’homme et l’animal s’oppose alors à la sexualité violente affichée dans La Bête de Walerian Borowczyk (1975) ou encore à la considération de la zoophilie telle une illustration de l’exacerbation des pulsions refoulées au sein de l’Espagne de Franco, dans Caniche de Bigas Luna (1979). Vase de Noces fonctionne ainsi également sur la base expérimentale de l’écriture automatique et aléatoire, au rythme des actes de l’agriculteur. Thierry Zéno et Dominique Garny ont à ce propos incorporé une importante influence, celle du mouvement dit de l’Art Brut, courant caractérisé par la pratique artistique de personnes coupées de tout contexte culturel. L’absence de dialogue et le choix d’un tournage en noir et blanc renforcent la perte des repères en ce qui concerne les origines du personnage joué par Dominique Garny, qui livre dans Vase de Noces une incroyable performance. Est-il issu de l’époque du début du parlé ? Le langage est t-il derrière lui ? Autant de questions auxquelles Thierry Zéno ne donne habillement aucunement de réponses.
Ce choix contribue par conséquent à augmenter considérablement le malaise ressenti lors des séquences les plus difficiles de Vase de Noces. En effet, certaines d’entre-elles, par voie de spéculation peuvent aussi bien évoquer certains récits fondateurs de la culture d’Occident tels que l’infanticide d’Abraham, à l’instar du meurtre des porcelets que des références autrement plus récentes comme les écrits de Georges Bataille et son exploration des tourments de l’âme. Thierry Zéno remet en question de manière aussi subtile que frontale des certitudes soit disant inébranlables telles que la notion de hiérarchie réglant les rapports entre les hommes et les animaux par exemple. A l’instar de Pier Paolo Pasolini et de son Théorème (1968), Vase de Noces subvertit la notion de mysticisme et de foi. Le vivant se trouve ici mis en exergue à travers les scènes de copulation entre l’agriculteur et sa truie, filmée dans toute son entièreté, des phases de jeu et de séduction jusqu’à la démonstration physique de l’amour. La foi est alors envisagée à la fois du point de vue charnel et spirituel. La mise en action du corps supplante la parole et transcende les êtres. En plus de se distinguer par leur pudeur, ces séquences ne se trouvent nullement entachées d’un commentaire en voix-off ou d’un carton introduisant un quelconque jugement moral. Pourtant, Thierry Zéno semble bel et bien dénoncer à travers la mise en scène de la sexualité alternative de l’agriculteur et l’échec final de cette idylle la doxa d’une pensée religieuse enfermant l’expression de la passion dans des cadres étriqués, comme si une histoire d’amour avec une truie était de facto vouée au déclenchement des pulsions d’autodestruction et destiné à être jeté aux ordures, ordures auxquelles les cochons ont été de tout temps associés.

Séquence onirique dans COCHON QUI S’EN DEDIT de Jean-Louis Le Tacon
Si Vase de Noces se distingue nettement d’un film engagé tel que Porcherie (1969) de Pier Paolo Pasolini, qui envisageait le cochon sous un versant maléfique, il n’est pas sans entretenir une relation avec un court-métrage du réalisateur breton Jean-Louis Le Tacon poursuivant, tout comme le film de Thierry Zéno, de susciter nombre de questionnements en raison de son contenu dérangeant : Cochon qui s’en dédit (1979). Ce court-métrage réalisé sur un mode documentaire, est le résultat de la rencontre entre Jean-Louis Le Tacon et Maxime Duchemin, le propriétaire d’une porcherie consacrée à l’élevage hors-sol de cochons. Ce dernier, s’étant fortement endetté auprès des banques afin de monter sa structure, est devenu au fil du temps prisonnier de son travail et de sa production. Face à la caméra de Jean-Louis Le Tacon, il livre sa vision de ses activités, terriblement lucide concernant son asservissement et sa sensation de n’être plus que le rouage de la machine capitaliste, spoliant les hommes de leur existence propre. Cette monstration pamphlétaire et politique des mécanismes de domination rejoint premièrement Vase de Noces dans le sens où elle mets en scène les conséquences du travail de Maxime Duchemin sur son monde intérieur, notamment l’emprise de ses tâches quotidiennes sur ses fantasmes, ses rêves et sa sexualité, au travers de scènes oniriques – dont une séquence de zoophilie -.
Le film, par les parallélismes à la limite du soutenable qu’il établit entre la décrépitude de l’existence de Maxime Duchemin et la putréfaction accélérée de son environnement induite par son travail, véritable charnier mêlant cadavres de porcs, asticots et excréments, rejoint Vase de Noces dans la mise en exergue d’un certain pessimisme morbide. De plus, dans les deux œuvres, les personnages se trouvent animés par l’espoir de jours meilleurs, dans les cieux pour l’agriculteur de Vase de Noces, dans l’abandon de la porcherie pour Maxime Duchemin et l’orientation vers une voie susceptible de reprendre possession de son humanité. Enfin, Vase de Noces, opère, dans un ultime élan subversif, une réhabilitation en règle de la figure du cochon. Ce dernier devient sous la caméra de Thierry Zéno un symbole de féminité et de sensualité. Cette réappropriation d’un animal voué en d’autres temps aux gémonies car associé au mal est particulièrement visible lors de la séquence de jeu entre la truie et l’agriculteur, lequel a les yeux bandés. Cette scène rappelle alors le célèbre tableau du peintre namurois Félicien Rops, Pornokratès (1879), dans laquelle une femme, yeux bandés également, se laisse guider par un cochon qu’elle tient en laisse.
Ainsi, Vase de Noces constitue une illustration unique par sa richesse, des sensibilités et de la philosophie de son réalisateur. Rarement une descente à l’intérieur des zones incertaines et obscures de l’homme n’aura été filmée avec autant de délicatesse frondeuse, doublée d’une absence salutaire d’ironie, quitte à mettre en pièces certains interdits et autres conceptions. Thierry Zéno, réalisateur précieux, poursuivra son exploration des tabous de l’Occident, notamment la mort, à travers un puissant documentaire co-réalisé avec Dominique Garny et Jean-Pol Ferbus, Des Morts (1979), exposant les rites et cérémonies mortuaires observés durant un tour du monde effectué entre 1975 et 1977, avant de se tourner vers les arts plastiques.
VASE DE NOCES
Thierry Zéno (Belgique – 1974)
Genre Drame déviant – Interprétation Dominique Garny et des animaux – Musique Alain Pierre – Durée 79 minutes – Disponible en DVD chez Camera Obscura (Zone 2).
L’histoire : Un jeune agriculteur vit seul dans sa ferme entouré de ses animaux. Se livrant à d’étranges expériences, il entretient des rapports non naturels avec sa truie.
J’apprends donc au passage que Zéno vient de nous quitter… Bien triste nouvelle.
Grand film ce Vase de noces, profondément émouvant bien plus que choquant me concernant.
En rêvant d’une belle édition en blu ray en France, il serait temps…
Et je serais très curieux de découvrir d’autres films de cet auteur mais ils sont vraiment si difficiles à dégoter…
J’ai notamment une belle affiche de « Des morts » dans ma collection… elle me fait rêver au film qui se cache derrière l’illustration…
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Ce décès est en effet bien attristant et laisse un réel vide.
Absolument, la subtilité et la pudeur prédomine au sein de ce long-métrage unique, ce qui beaucoup de gens n’ont pas saisis à l’époque et ne saisissent toujours pas, préférant s’arrêter aux scènes liées à la sexualité et à la coprophagie, occultant de fait la richesse du film.
J’espère également une édition BR française même si je n’y crois pas vraiment vu la réputation que continue de posséder le film. Mais l’édition de Camera Obscura est déjà d’excellente facture.
J’aimerai beaucoup son « Ce tant bizarre Monsieur Rops ».
Je vous remercie de m’avoir lu.
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