[Chronique] Retour sur BLADE RUNNER 2049 : le film comme territoire plastique

Denis Villeneuve aime les grands écarts. En 2010, il adaptait Incendies d’après la pièce de Wajdi Mouawad (ndlr : actuel directeur du Théâtre de la colline), dramaturge à langue ciselée et à la mise en scène radicale. Sept ans plus tard, il déboule aux commandes d’un blockbuster dantesque et d’une suite attendue depuis des décennies avec, selon, un engouement fébrile ou un scepticisme méfiant. Lien entre ces deux projets : la figure du double. Jumeaux dans l’un, réplicants dans l’autre. L’homme de la situation donc.
Pour autant, l’intérêt de Blade Runner 2049 semble résider dans d’autres enjeux que les problématiques d’identité, d’origine, de finitude qui sous-tendaient son parent de 1982. Exit la dimension métaphysique au profit d’une intrigue qui, disons-le, questionne davantage l’« ultramoderne solitude » que la condition humaine. Dès le début, la ligne est claire : Les personnages principaux sont des réplicants. Exit l’humain. En 2019 (période du film de 1982), les zones urbaines sont grouillantes, triviales, bordéliques. 30 ans plus tard, on parcourt des espaces dépeuplés. Exit l’humain, derechef.

Faire matière
Ce qui semble animer Denis Villeneuve, c’est bien plus de produire de la matière, de « faire » matière. Et d’abord de s’attacher à la matière organique. Et plus particulièrement à une matière capable de sensation -la peau- dont le réalisateur multiplie les interactions : elle est la peau qui enveloppe (la« peau de robot » de K), la peau que l’on enduit (le vernix de la nouvelle « née »), la peau que l’on cherche à caresser (à incarner au sens propre du terme), la peau qui ressent (la neige, la fibre du bois…). A ce petit jeu, Denis Villeneuve met en exergue la main comme « appendice sensoriel ». Si l’œil était l’organe du premier opus (le test Voight-Kampff, les yeux crevés de Tyrell…), la main est, sans nul doute, l’organe de Blade Runner 2049. Dans le film de 1982, la main ne ressentait pas ou était associée à la douleur (le clou dans la main de Roy, les doigts cassés de Deckard..). Ici, la main touche. Elle est l’accès tangible à la matière.
Et pourtant, c’est avec un élément insaisissable que Denis Villeneuve effectue le travail de matière le plus impressionnant du film : la transformation de la lumière en élément concret. Lumière liquide métamorphosée en une mer ondoyante chez Wallace, la lumière poussiéreuse, ocre, compacte, figée, presque palpable (on y revient) dans le désert. On pense à « The vertical works », sculptures de lumières d’Anthony Mc Call qui concentrent la lumière en pyramides que l’on jurerait solides au premier abord. Un goût pur la sculpture qui d’ailleurs, s’affiche en grands formats à l’image de ces femmes monumentales qui peuplent, physiquement ou virtuellement, les différents espaces du film. Matière, lumière, sculpture : Le film comme territoire plastique.

Traquer les moments quelconques
Hasard du calendrier, le lendemain de la projection, une rencontre avec Jacques Rancière, philosophe et essayiste, éclaire le film d’un jour nouveau. Dans son dernier ouvrage, Les bords de la fiction, il cite Erich Auerbach qui défend l’idée d’une évolution majeure de la littérature occidentale du jour où elle a fait place à ce qu’il appelle la « circonstance quelconque » ou le « moment quelconque » c’est-à-dire une action (ou non-action) d’une banalité confondante. Force est de constater, qu’il y a de ces moments quelconques dans Blade Runner 2049. On peut même dire que K les traque. Que c’est là, peut-être, sa véritable quête : respirer l’odeur d’un plat mijoté, étreindre un être fait de chair, fourrager la cendre, sentir vrombir les abeilles, caresser un chien, laisser fondre un flocon dans la paume de sa main…
Plus que dans le mystère, assez passable, qui constitue l’intrigue, plus que le spleen planant qui colle aux séquences, c’est davantage à l’endroit des moments quelconques que se jouent les questions d’humanité. Car, toujours selon la thèse de Rancière, ce sont les circonstances quelconques qui témoignent de la Coexistence, par leur capacité à être vécues par tout un chacun. Par des actes minuscules et quotidiens, K chercherait donc à coexister, à s’inscrire pleinement dans le champ des vivants. En ce sens, Blade Runner opère un salto philosophique, en sautant d’une problématique transcendante (ce qui dépasse) à une problématique immanente (ce qui constitue). Exit l’humain : pas si sûr.
Desservi par une distribution vraiment très faible (Ryan Gosling inexpressif, Jared Leto en pilote automatique), le film impressionne néanmoins par sa force visuelle et l’intelligence de son positionnement. Loin de la puissance d’évocation du premier opus mais un cran au-dessus de la plupart des films de SF sortis récemment, Blade Runner 2049 a parfaitement réussi sa mue dans la société -réelle- de 2019. Une société qui a, peut-être, aseptisé le bordel et boudé les questions philosophiques mais qui réinvente sans cesse les moyens de coexister.
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