Le Coeur Fou Affiche 2

Interrogé par le magazine Pariscope le 22 Avril 1970 à l’occasion de la sortie de son quatrième long-métrage Le Cœur Fou, le cinéaste Jean-Gabriel Albicocco s’attarde longuement sur ses intentions ainsi que sur ses diverses craintes. Ainsi, il évoque le « matraquage publicitaire » accompagnant la sortie de certains films qui selon lui « mobilise et disperse l’attention du public » ou encore la difficulté rencontrée dans le fait de « faire admettre une politique commune, que ce soit dans le choix de la salle, l’élaboration de la campagne publicitaire et, finalement, dans les rapports avec la presse ». Il poursuit : « A cette succession d’angoisses, s’ajoute le rouleau compresseur de la critique qui peut, pour des raisons non définies et pas toutes loyales, faire en sorte qu’un film se trouve mis hors de combat, bien avant qu’un public potentiel suffisant ait pu décider s’il aimait ou non. Au milieu de cette toile d’araignée, on veut bien sortir mon film. Je ne suis pas une victime. Je suis simplement las d’attendre avec une œuvre qui est prête depuis bientôt un an. Je ne peux m’empêcher d’avoir peur et d’être la proie de multiples complexes. Peut-être ai-je été trop ambitieux en réalisant un film que j’ai voulu plus personnel que les autres, écrit par moi-même, et compromis mon avenir. La seule chose que je me suis toujours promis de réussir, c’est de faire des films où tout ce qu’il y aurait de bien ou de mal ne dépendrait que de moi, et en ce qui concerne cette grande histoire d’amour qu’est mon film « Le Cœur Fou », c’est ce que j’ai fait. Je ne le regrette pas ».

Maledetto

Cette dense citation prend à la fois une valeur rétrospective et prophétique une fois mise en regard du caractère profondément souffreteux de la carrière de Jean-Gabriel Albicocco et des rapports paradoxaux entretenus par ce dernier avec le climat social, politique et cinématographique de l’époque. Neuf ans séparent ses trois premier long-métrage (La fille aux yeux d’or en 1961, Le rat d’Amérique en 1963 et Le Grand Meaulnes en 1967) de son Cœur Fou. Ce laps de temps, Jean-Gabriel Albicocco l’emploiera à délivrer sur pellicule trois adaptations de romans d’auteurs aussi divers qu’Honoré de Balzac, Jacques Lanzmann et Alain Fournier. Dès sa première réalisation, version moderne de la célèbre nouvelle d’Honoré de Balzac et ode à l’actrice Marie Laforêt (laquelle deviendra par la suite l’épouse du réalisateur cannois), sublimée par un noir et blanc dont les fulgurances poétiques rivalisent sans peine avec certaines magnifiques séquences des premiers films de Mario Bava (Le masque du démon réalisé en 1960 mais surtout La fille qui en savait trop – 1963 -, en particulier une scène dans laquelle Leticia Roman se réveille dans un lit d’hôpital suite à son évanouissement après avoir assisté à un meurtre. La séquence est introduite par une vue en plongée sur les coiffes des infirmières affairées autour d’elles, lesquelles se retirent en effectuant un mouvement similaire à celui d’une fleur qui éclot), Jean-Gabriel Albicocco débute une relation douloureuse avec le monde de la critiques et développe un rapport singulier avec les ambitions cinématographiques de l’époque. En effet, le cinéma de la France du début des années 1960 est le siège de bouillonnements expérimentaux et radicaux incarnés, entre autres, par le courant dit de la Nouvelle Vague. L’heure est à une volonté de décloisonnement de l’art cinématographique autant du point de vue de la production que de la manière de tourner. Jean-Gabriel Albicocco possède également cette ambition, autant du point de vue du choix de transposer un classique de la littérature du XIXe siècle dans un cadre modernisant (La fille aux yeux d’or), que de celui de conférer à la passion amoureuse relatée par Alain Fournier (Le Grand Meaulnes) dans des dispositifs formels d’une démesure baroque et d’un lyrisme inédit.

Dans le même temps, avec son adaptation du Grand Meaulnes, Jean-Gabriel Abicocco amplifie son amour pour un certain maniérisme à tendance onirique, magnifié à l’image par la photographie de son père Quinto Albicocco (lequel assura le poste de directeur de la photographie durant l’ensemble de sa carrière) durant une inoubliable scène de fête rappelant par la bizarrerie de son atmosphère et par son aspect fantasmagorique les derniers instants de La Clepsydre réalisé en 1973 par Wojciech Has (le cinéma de Jean-Gabriel Albicocco ne semble par ailleurs rien avoir à envier à un certain cinéma radical d’Europe de l’Est des années 1970, notamment polonais, point sur lequel nous reviendrons). Peut-être est-ce cette obsession pour la belle image, la recherche d’un maniérisme de tous les instants, qui tenu Jean-Gabriel Albicocco à l’écart d’une Nouvelle Vague en rupture avec l’académisme cinématographique. Le rejet dont il fit l’objet par une importante part de la critique de son temps, s’appuya de manière paradoxale sur le contenu radical de ses propositions filmiques (quand bien même Le Grand Meaulnes remporta un succès critique non négligeable). Ce statut de réalisateur à la fois hors du temps et « dans le vent » (pour reprendre l’expression utilisée par la critique et journaliste Claude-Marie Trémois à l’occasion d’une critique assassine du Cœur Fou rédigée dans le numéro de Télérama du 10 Mai 1970) trouve son point d’orgue lors de la sortie en salle du Cœur Fou, premier film de Jean-Gabriel Albicocco reposant sur un scénario entièrement original.

Si Le Grand Meaulnes amorce le climat de froideur (voir de violence) critique envers Jean-Gabriel Albicocco, Le Cœur Fou sera le film du divorce définitif. Le dossier de presse constitué par la Bibliothèque du Film de la Cinémathèque Française (d’où sont extraites l’intégralité des citations de cet article), qui regroupe une quinzaine d’articles (dont deux ne comportant pas de contenu critique) publiés lors de la sortie du film dans des magazines et des journaux aussi divers que L’Observateur, France Catholique ou encore Le Figaro, semble en être l’illustration exemplaire : sur les treize articles critiques, quatre sont enthousiastes ou modérés à l’égard du Cœur Fou, tandis que neuf le rejettent en bloc en lui reprochant majoritairement un scénario indigent, une radicalité malvenue et surtout une outrance visuelle tenant de l’esbroufe et du cache-misère. Le journaliste et critique de cinéma Louis Marcorelles, décrit notamment Le Cœur Fou dans le numéro du Monde du 28 Avril 1970 tel « un film où le courant ne passe pas, où réalisateur et spectateurs n’habitent pas exactement la même planète ». Si l’article de Louis Marcorelles sur Le Cœur Fou apparaît comme l’une des critiques négatives les plus modérées de ce dossier de presse, elle est également celle semblant faire preuve d’une certaine justesse concernant la dimension singulière du quatrième film de Jean-Gabriel Albicocco : un objet insaisissable, à mi-chemin entre l’odyssée amoureuse libertaire et tragique et le cinéma surréaliste-expérimental.

Comme nous brûlons

Si la fuite désespérée et passionnelle d’un couple (souvent jugé déviant) en dehors d’un monde normé et civilisé demeure un thème traité bien avant la réalisation du Cœur Fou, ne serait-ce que dans Bonnie and Clyde d’Arthur Penn (1967), Jean-Gabriel Albicocco porte son récit de d’amour fou entre Serge (interprété par Michel Auclair) un journaliste-photographe à scandale, écœuré par son métier, en charge de rapporter des photos de son ex-épouse dépressive, Clara (interprétée par Madeleine Robinson) internée dans un établissement psychiatrique de Sologne, et Clo (interprétée par Eva Swann), une jeune pyromane, également patiente de ce lieu, à un niveau d’incandescence rarement atteint. Mais plutôt que de replonger dans le lyrisme qui caractérisait Le Grand Meaulnes, Jean-Gabriel Albicocco préfère installer une atmosphère de fièvre froide, soufflant le chaud et le froid. A l’instar de la folie de son héroïne, son film joue avec les frontières, les lisières, comme sur un mince fil menacé par un feu dévorant. Divergence également dans les ambitions des personnages car si l’existence d’Antoine dans Le Grand Meaulnes est tourné du côté de l’espoir et des rêves, celui de Serge et de Clo est caractérisé par l’élan romantique fugace, l’entretien désespéré et sincère de la flamme de la passion envers et contre tout, au sein d’une société sclérosé, mesquine et intrusive dans laquelle il ne fait pas bon d’être différent. Véritable artisane du chaos rougeoyant s’abattant sur une Sologne qu’elle embrase avec Serge d’incendies en incendies, le personnage de Clo, auquel Eva Swann apporte une sensibilité et un charme sans pareil, se mue en effet en un croisement entre un Caligari (Robert Wiene, 1920) au féminin (de part son statut de savante folle, tirant vers elle tous les fils du scénario) et le personnage de Marie (interprétée par Bernadette Lafont) plongeant dans la vengeance dans La fiancée du pirate (1969) de la réalisatrice Nelly Kaplan, qui entretient avec Le Cœur Fou un fond critique et libertaire commun. Tout comme Marie, se vengeant de ses persécuteurs, incendiant sa maison à la toute fin du métrage, Clo partage le même caractère indomptable et se trouve être à la recherche sans cesse renouvelée d’une purification qui ne viendra finalement jamais en regard de l’échec final dans lequel le couple plonge. Les interactions et les dialogues entre Serge et Clo semblent également confirmer cette possible lecture symbolique et politique du Cœur Fou.

Définitivement placé du côté des fous et des personnages en rupture de ban, Jean-Gabriel Albicocco, loin de réaliser un film sur le sujet de la folie, semble bien plutôt interroger le spectateur, encore secoué par les bousculements de Mai 1968, sur l’ambiguïté inhérente à certains symboles et certains comportements stigmatisés comme déviants par notre société, société pourrissante parquant ses névrosés dans des instituts eux même relégués à l’abri des regards au fond des bois, pourrissement signifié par le personnage de l’épouse de Serge, explosant de rage et de douleur au constat de sa propre déchéance au cours d’une scène mémorable de dispute, durant laquelle Madeleine Robinson laisse fuser l’ampleur de son talent lors d’un incroyable monologue. La pyromanie est-elle seulement le symptôme d’un esprit schizophrène dans le contexte de la contestation ouvrière et des révoltes estudiantines françaises du mois de Mai ? Le feu, associé à l’idée de destruction, ne peut-il pas être chargé d’un dimension politique salvatrice et purificatrice comme en témoignent les cibles des actes de violence physique et des incendies volontaires de Clo (un institut psychiatrique, la maison d’un ami de Serge au confort bourgeois…), métaphores d’une société répressive, voyeuriste et consumériste, laquelle faisait la même année l’objet d’un autre incendie, lors de la séquence finale de Zabriskie Point (1970) de Michelangelo Antonioni, dans laquelle Daria se figure en songe l’explosion d’une villa qu’elle vient de quitter et des objets qu’elle contient. Jean-Gabriel Albicocco lui-même tiendra lors d’un entretien avec le magazine Combat publié le 23 Mars 1970 des propos tendant à accréditer ce rapprochement du Cœur Fou d’une démarche poético-politique : « La société dans laquelle nous vivons condamne toutes possibilités d’émerveillement. Il faut briser les limites qui oppressent notre imagination ». L’espoir et l’échec de la fuite hors du monde commun de Clo et notamment de Serge, symbolisé dans un premier temps par le retranchement sur un îlot, puis par le suicide de l’un et la capture de l’autre fait d’autant plus plonger Le Cœur Fou du côté de l’amertume des idéaux brisés. La fuite en avant – dans l’ultraviolence dans ce cas ci-après – est également le mode d’expression que choisit Mario (interprété par Mario Bagnato) dans Fuoco ! réalisé en 1968 par Gian Vittorio Baldi. Néanmoins, si Fuoco ! privilégie une approche éminemment réaliste, quasi-documentaire, afin de donner corps à une critique du pouvoir dans l’Italie post-seconde guerre mondiale, Jean-Gabriel Albicocco auréole son récit de passion désenchantée, enflammée et engagée d’une folie visuelle et formelle hors norme, conférant au Cœur Fou une composante importante de sa substantifique moelle.

Errances fantomatiques

La relégation à l’arrière-plan du lyrisme ne saurait en effet être synonyme d’abandon chez Jean-Gabriel Albicocco d’une certaine audace concernant les dispositifs visuels déployés. Dans Le Cœur Fou, il réinvestit certaines des techniques utilisées dans Le Grand Meaulnes telles qu’un objectif déformant, le grand angle ou encore le flou artistique, un parti-pris que les critiques de l’époque ne manqueront pas de reprocher au cinéaste, réduisant bien souvent l’esthétique du Cœur Fou à un alignement de facilités de mise en scène. Ainsi pour le journal La Croix du 22 Mai 1970, le flou artistique employé, notamment lors des séquences d’errances forestières de ce couple détonant, conférant aux paysages de Sologne des allures de rêve (ou de cauchemar ?) expressionniste à travers un jeu constant sur les déformations et les distorsions de l’image rehaussé d’un panthéisme à la manière des premières œuvres d’Andrei Tarkovski (en particulier L’Enfance d’Ivan, réalisé en 1962), équivaut à un « brouillamini pâteux » dans lequel la poésie s’englue « dans le formalisme précieux ». In fine, l’ensemble des moyens visuelles et esthétiques mises en œuvre ne servirait qu’à « compenser au niveau de l’œil ce qui manque au niveau de l’esprit ». Néanmoins, ce jugement extrêmement sévère, voir injuste, semble faire l’économie d’une réflexion sur l’inscription de ses effets à l’intérieur du récit filmique et au sein des intentions du réalisateur. Leur apparition est ainsi en accord constant et logique avec la narration. Les bizarres percés colorées du soleil, les lignes fuyantes et déformées d’une maison d’angle interviennent dans la seconde partie de la trame narrative, lorsque Serge a rejoint de manière définitive le monde de Clo, celui de la douce folie et du rêve sans fin.

Ces compositions photographiques baroques et psychédéliques, comme plongées dans un paradis artificiel, sont par ailleurs annoncées lors de la longue séquence se déroulant à l’intérieur de l’établissement psychiatrique : les reflets des vitraux du lieu nimbent les personnages au sein de lueurs chromatiques annonçant certaines des plus belles pages du cinéma de terreur et baroque transalpin, dont celles rédigées par Dario Argento. La virtuosité visuelle mise en exergue est également au service de la révolte intérieure des deux personnages. L’irréalité de l’esthétique se meut en une approche du merveilleux qui correspondre à celui d’enfants. Car là réside bel et bien le désir enfoui de Serge et de Clo et par ce biais ce très beau portrait de deux aimants n’ayant plus rien à perdre, à brûler sinon leur existence par les deux bouts : retrouver l’insouciance de l’enfance, de la passion, tourner le dos à un destin lugubre à l’intérieur d’un monde qui l’est tout autant, courbant l’échine sous le poids de ses horreurs. Ce retranchement vis à vis de la civilisation est filmé au travers de longues parenthèses contemplatives brusquement traversées de fulgurances expérimentales, par l’intermédiaire d’une caméra tournoyante, comme animée par quelques forces mystiques, achevant d’inscrire Le Cœur Fou dans un esprit avant-gardiste particulièrement précoce. Ces moments de folie visuelle pure, à l’instar de l’incendie de l’établissement psychiatrique ou encore le jeu des acteurs, constamment à la limite de l’hystérie, préfigurent avec quelques années d’avances les morceaux de démence filmique d’Andrzej Zulawski qu’il s’agisse du kafkaïen Possession (1981), du maelström chorégraphique et performatif que représente L’amour braque ou encore de l’hallucinante première séquence de Le Diable (1972) se déroulant dans un asile d’aliénés.

Les compositions de Jean-Pierre Bourtayre pour le film demeurent empreintes d’une certaine gravité et résonnent tel un présage sonore d’une tragédie à venir, un prélude au tumulte de l’exacerbation des sentiments et de l’inéluctabilité du destin des personnages, donnant le La à cette magnifique balade sauvage, quelque part entre onirisme halluciné et débordements cataclysmiques obsédants de l’ordre de ceux qui hantent longtemps une fois le visionnage effectué, exempte de concessions aux modes de l’époque, formidable écart de conduite vis à vis de tout cadre étriqué. A l’instar du road-movie vécu par Eunice et Miriam (interprétées respectivement par Amanda Plummer et Saskia Reeves), le couple-paria du Butterfly Kisses (1995) de Michael Winterbotom, celui de Serge et Clo obéit à un schéma déviant nettement de sa représentation cinématographique classique notamment dans un pays qui l’a consacré comme faisant parti de sa mythologie filmique (splendeur des paysages quant bien même le trajet en question se conclut dans la fureur et le sang, à l’instar de Tueurs nés – 1994 – d’Oliver Stone), mais davantage un brouillard indéchiffrable et désordonné (représenté par une Sologne brumeuse et labyrinthique), soutenant la logique onirico-cauchemardesque des images. Deux ans après la réalisation du Cœur Fou, un autre réalisateur français insaisissable, Joël Séria, achevait sa grande œuvre, Mais ne nous délivrez pas du mal, par un final aussi électrisant que brûlant, rejoignant ainsi Le Cœur Fou dans les limbes des œuvres maudites géniales dont rien ne justifie, aujourd’hui comme hier, l’oubli.

Note : 5 sur 5.

LE CŒUR FOU. De Jean-Gabriel Abicocco (France – 1970).
Genre : Odyssée passionnelle flamboyante et déviante. Scénario : Jean-Gabriel Abicocco. Interprétation : Eva Swann, Michel Auclair, Madeleine Robinson. Musique : Jean-Pierre Bourtayre. Durée : 100 minutes – Indisponible en DVD.

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