[Critique] PRISONERS de Denis Villeneuve

Le sang du châtiment

Cinquième long-métrage du Québécois Denis Villeneuve, Prisoners marque l’entrée du cinéaste dans le giron hollywoodien, après le très remarqué Incendies en 2010.  C’est par le biais du thriller qu’il s’engouffre dans l’univers des diktats d’exécutifs du cinéma « grand public ».  Avec Prisoners, Villeneuve ne joue en effet, pas la facilité… Sujet délicat malgré un pitch relativement classique, stars à l’affiche, durée importante (2h33)… Pourtant, le Québécois a du coffre et de l’inspiration, et face à une commande, il livre au final une oeuvre d’une puissance rare, à la noirceur incroyable. Un film coup de poing ! Film d’ambiance avant tout, Prisoners rayonne d’un éclat noir tout au long de ses 2h30. Drame familial, enquête policière aux lisières du fantastique, le film de Villeneuve est multiple, il propose une variété d’émotions au spectateur, et lui flatte la rétine autant que le cerveau, tant le film associe maîtrise technique et efficacité immédiate. On ne peut pas d’emblée, qualifier l’histoire de Prisoners de révolutionnaire. Pourtant, la construction de l’intrigue, la noirceur désespérée des sentiments qu’elle explore sont d’une efficacité redoutable. Sur la base d’un thriller classique, le film explore le thème de la perte d’un être cher, pire, du kidnapping d’un enfant. Sujet très délicat qui, entre de mauvaises mains, peut accoucher d’à peu près tout et n’importe quoi.

Contre-enquête

Il fallait donc tout le sérieux et le savoir-faire en terme de mise en scène de Villeneuve pour garder son film sur les rails de la crédibilité et du juste équilibre émotionnel. Au sein de cette véritable plongée en enfer, nous suivons deux trajectoires parallèles et pourtant diamétralement différentes. L’enquête policière rigoureuse avec le détective Loki (Jake Gyllenhaal) et parallèlement l’attente des familles qui se transforme peu à peu en une agonie suffocante. L’un se situe dans le cadre de la justice. L’autre franchit allègrement la barrière de la légalité. Le personnage joué par Hugh Jackman porte la douleur de la perte de son enfant et succombe à ses démons par des actes condamnables… L’homme est croyant, et son rapport à la religion va être progressivement perverti, ses convictions vont voler en éclat… On marche ici sur les plates-bandes de Se7en, Mystic River, voire même dans un genre un peu différent, De beaux lendemains… Des références haut de gamme, avec lesquelles Prisoners fait jeu égal. La double enquête constitue le cœur de Prisoners. Villeneuve pose la question : face au chagrin et au désespoir, est-ce que la fin justifie les moyens ? Pour cela, il plonge dans ce que l’être humain peut dévoiler de plus obscur… Ne croyant plus en l’efficacité des forces de l’ordre, Keller prend les choses en main, en dernier recours, il cherche à obtenir des informations du principal suspect en le séquestrant et le torturant. Le questionnement moral est évidemment au centre du film, et évoque les œuvres de William Friedkin (Le Sang du  châtiment notamment). Pour autant, jamais Villeneuve ne prend parti, contrairement aux positions parfois ambiguës de l’auteur de L’Exorciste. D’ailleurs, sans trop en dévoiler, l’issue du film ne vient pas donner raison aux agissements du personnage de Keller…

La noirceur de l’âme

En dépit de ces questionnements passionnants, Prisoners n’oublie jamais d’être le thriller ultra efficace qu’on est en droit d’attendre. A ce titre, si le rythme du film est volontairement languissant, sa construction narrative est d’une efficacité bluffante. Les trajectoires de Keller et du détective Loki sont  ingénieusement agencées, l’une s’appuyant et nourrissant constamment l’autre et provoquent une réelle jubilation chez le spectateur. Afin de donner corps à cette douloureuse enquête, Villeneuve déploie une mise en scène constamment inventive et dégagée de toutes afféteries superficielles. Les images sont précises, léchées, le cinéaste parvient toujours à trouver « le » bon angle de caméra, donnant à voir un film visuellement somptueux, qui bénéficie des éclairages splendides du directeur photo Roger Deakins. Les deux hommes tirent le meilleur parti du cadre du lotissement pavillonnaire situé à l’orée de la forêt, et constamment sous la pluie. Une autre des grandes forces de Prisoners est de donner à voir des personnages puissants et réalistes. Hugh Jackman surprend dans un rôle difficile, il se sort remarquablement bien des allers-retours incessants entre détresse et détermination. Un personnage tout en démonstration. De son côté, Jack Gyllenhaal offre une panoplie très différente, toute en émotion contenue, un personnage au passé lourd, à fleur de peau, bardé de tics. Dans un film faisant souvent penser à Zodiac, il endosse pourtant un rôle globalement opposé de celui qu’il tenait dans le chef d’oeuvre de David Fincher. Au final, Prisoners est aussi percutant qu’ont pu l’être Se7en ou Zodiac en leur temps. Des films sondant la noirceur de l’âme pour proposer un spectacle d’une intelligence rare. Le film de Villeneuve pêche peut-être par quelques éléments narratifs mal dosés, où le spectateur a quelques longueurs d’avance sur les personnages (le médaillon), ou par un final aussi glaçant dans son propos nihiliste qu’un peu trop explicatif dans sa forme. Des menus défauts rapidement balayés néanmoins par la grandeur d’un film qui laisse K.O…. mais heureux.

Note : 4.5 sur 5.

PRISONERS. De Denis Villeneuve (USA – 2013).
Genre : Thriller. Scénario : Aaron Guzikowski. Interprétation : Hugh Jackman, Jake Gyllenhaal, Maria Bello, Viola Davis, Paul Dano, Terrence Howard… Musique : Jóhann Jóhannsson. Durée : 153 minutes.

Par Nicolas Mouchel

Créateur d'Obsession B. Journaliste en presse écrite et passionné de cinéma de genre, particulièrement friand des œuvres de Brian De Palma, Roman Polanski, John Carpenter, David Cronenberg et consorts… Pas insensible à la folie et l’inventivité des cinéastes asiatiques, Tsui Hark en tête de liste… Que du classique en résumé. Les bases. Normal.
Contact : niko.mouchel@gmail.com

2 Comments on [Critique] PRISONERS de Denis Villeneuve

  1. Je suis tout à fait d’accord avec ta critique, tu peux voir ce que j’en pense ici : http://yetalandfrance.wordpress.com/2013/10/31/yetaland-a-vu-prisoners/

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  2. on est d’accord ! 😉 Grand film ! Bon courage pour ton blog !

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