[Critique] THE INNOCENTS d’Eskil Vogt

Le Village des Damnés

Présenté au Festival de Cannes 2022, dans la catégorie « Un Certain regard », primé à Gérardmer et à L’Etrange Festival, The Innocents avait fait son petit effet festivalier avec un accueil très chaleureux de la critique. A raison. Le film d’Eskil Vogt, scénariste pour Joachim Trier (Oslo, 31 août, Thelma, Julie (en 12 chapitres)), est une perle de cinéma anti-spectaculaire, émotionnellement fort et chargé de sens. Le réalisateur norvégien ne choisit pourtant pas la facilité pour son second long-métrage (après Blind : Un rêve éveillé en 2014), avec cette chronique sur l’enfance, sombre et parcourue de sursauts fantastiques sur une toile de fond pourtant solidement ancrée dans la réalité. The Innocents est un film aux penchants naturalistes, tourné au plus près de ses jeunes comédiens, qui suit un groupe d’enfants livrés à eux-mêmes dans une banlieue nordique dépeuplée en raison des vacances estivales. Les personnages se découvrent les uns les autres, autant qu’ils apprennent à apprivoiser leurs étranges dons : l’une est télépathe, l’autre affiche des capacités de télékinésie… Le réalisateur scrute l’enfance et ses petits tracas, au même titre que sa sombre et violente cruauté, en plaçant sa caméra et son récit à hauteur de ses jeunes personnages, il n’élude rien des leurs pulsions cruelles naturelles, ni de leur faculté à vouloir transgresser les limites. Cet aspect va de pair avec l’argument surnaturel, dont le traitement privilégie une action toute en retenue. Une sorte d’X-Men intimiste, traité par le prisme de l’individu au détriment du spectacle. Le film d’Eskil Vogt se veut en effet anti-spectaculaire au possible, plaçant au cœur de son dispositif ses jeunes protagonistes au sein d’un quotidien tout ce qu’il y a de plus banal. Si le fantastique y jaillit par intermittence, il l’est dans une économie de moyens remarquable et vient avant tout jouer son rôle d’élément déclencheur et s’insère parfaitement dans ce récit où les personnages inadaptés se révèlent par leurs pouvoirs, et où les inclinaisons de chacun, l’équilibre de chaque foyer, orientera la destinée de ces jeunes mutants et viendra souligner la démission générale des adultes. Bien qu’il constitue le moteur de l’intrigue, jamais l’argument surnaturel ne prend le pas sur le réalisme. Eskil Vogt n’explique d’ailleurs jamais l’origine de ces pouvoirs, et loin de les réduire à un simple gimmick commercial vide de sens, les utilise comme leviers pour exacerber les sentiments de ses personnages.

L’Union fait la Force

The Innocents passionne dans sa faculté à associer conjointement drame intimiste et film fantastique, dans un équilibre miraculeux. A ce titre, Vogt ne rejette pas l’étiquette du genre auquel il est rattaché et livre quelques scènes de lente montée en tension absolument remarquables d’efficacité. Loin du pensum glacial dépourvu d’âme, The Innocents se révèle un très grand film d’angoisse, dont le récit va progressivement et insidieusement glisser vers le cauchemar. Un inéluctable dérapage au fur et à mesure que les décisions et les conséquences des actes de ses jeunes protagonistes se révèlent irréversibles : la mort d’un chat, puis d’un adolescent, avant que le drame n’atteigne le cercle familial. Le film met par ailleurs en avant la force du groupe, une donnée qui fait froid dans le dos, puisque c’est en réunion que les pouvoirs des uns et des autres se révèlent et prennent leur toute puissance. Dans sa peinture très précise et emprunte d’une grande tendresse pour ses personnages, The Innocents se révèle terrassant de justesse et d’émotion. En cela, l’interprétation des jeunes comédiens est totalement bluffante, chacun irradie avec un naturel déconcertant, dans des rôles pourtant difficiles, ce qui renforce l’identification du spectateur et l’ancrage dans le réel. Le rythme du film, qui prend le temps de laisser infuser les petits éléments du quotidien qui dévient de leurs rails, autant que les cadrages et les compositions d’images jouant de la géométrie de cette banlieue nordique à la fois ouverte et enfermée par la forêt et les lignes de béton des bâtiments, sont autant d’éléments assurant la totale maîtrise du cinéaste sur son projet. Aussi fascinant que pudique et troublant, privilégiant l’intime au grandiloquent, The Innocents assure un maelstrom de sensations tout en rejetant tout les artifices spectaculaires que son pitch pouvait laissait attendre. D’une rigueur diabolique et implacable, ce récit anxiogène tétanisant imprègne de sa marque durablement le spectateur.

Note : 4.5 sur 5.

THE INNOCENTS (De uskyldige). De Eskil Vogt (Norvège, Suède, Danemark – 2021).
Genre : Drame/Fantastique. Scénario : Eskil Vogt. Interprétation : Rakel Lenora Fløttum, Ismail Khwaja Ashraf, Mina Asheim, Ellen Dorrit Petersen…. Musique : Pessi Levanto. Durée : 117 minutes. Disponible en Blu-Ray/DVD et VOD chez Kinovista (7 septembre 2022).

L’histoire : Dans la quiétude estivale d’une banlieue nordique, quatre enfants se découvrent d’étonnants pouvoirs qu’ils convoquent innocemment dans leurs jeux, loin du regard des adultes. Alors qu’ils explorent leurs nouvelles aptitudes dans la forêt et le parc environnants, leurs distractions prennent peu à peu une tournure inquiétante.


L’édition Blu-ray de Kinovista

TECHNIQUE. Très belle image pour cette édition de Kinovista, avec une excellente définition, des contrastes nets et des couleurs aux teintes froides mais affirmées, qui renforcent la superbe photographie du film. Niveau son, les deux pistes originale et française sont proposées en DTS-HD Master Audio 5.1 pour un résultat très bon. On privilégiera la version originale, qui trouve un équilibre et une dynamique plus affirmés, avec belle une place accordée à l’excellente musique de Pessi Levanto.

Note : 4.5 sur 5.

INTERACTIVITE. Cette édition comporte une belle section de bonus, à commencer par un commentaire audio du réalisateur Eskil Vogt et du directeur de la photographie Sturla Brandth Grøvlen. On y trouve également le captage d’une Masterclass d’Eskil Vogt à la Fémis (58’min’), où l’on apprend que le cinéaste est un ancien élève de la célèbre école de cinéma parisienne. Il répond d’ailleurs aux questions d’élèves et même d’un ancien professeur, tout en évoquant dans les grandes largeurs la conception de son film. A cela s’ajoutent deux scènes coupées relativement anecdotiques, ainsi qu’un module sur la conception de la bande-originale avec le compositeur Pessi Levanto. Enfin, bonus pertinent, Dans les coulisses du casting est un court-métrage réunissant certains des jeunes acteurs et d’autres non-retenus pour le film, pour une sorte d’essai filmé en amont sur les lieux du tournage, et qui affiche déjà la note d’intention du cinéaste.

Note : 4 sur 5.

Par Nicolas Mouchel

Créateur d'Obsession B. Journaliste en presse écrite et passionné de cinéma de genre, particulièrement friand des œuvres de Brian De Palma, Roman Polanski, John Carpenter, David Cronenberg et consorts… Pas insensible à la folie et l’inventivité des cinéastes asiatiques, Tsui Hark en tête de liste… Que du classique en résumé. Les bases. Normal.
Contact : niko.mouchel@gmail.com

2 Comments on [Critique] THE INNOCENTS d’Eskil Vogt

  1. Un chef d’oeuvre !
    Je n’ai pas vu beaucoup de films cette année mais c’est de très loin le meilleur à ce jour, tous genre confondus. Une leçon de mise en scène.
    Et en prime, il y avait longtemps qu’un film d’horreur ne m’avait pas autant fichu la pétoche… TRÈS angoissant !

    Aimé par 1 personne

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  1. [Critique] X de Ti West – Obsession B

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